On n'en sort jamais. On y revient toujours. Il y eut le concert du 29 juin au Stade de France. Puis le 22 juillet, la diffusion mondiale simultanée de Springsteen and I au cinéma. Enfin, la lecture vorace de Bruce de Peter Ames Carlin, paru chez Sonatine il y a quelques semaines. On n'en sort jamais. On y revient toujours.
Du concert, j'ai déjà parlé... Place aux images et aux mots...
Springsteen and I m'intéressait dans sa démarche participative consistant à demander, l'été dernier, de la matière brute aux fans de Bruce Springsteen. Le film de Baillie Walsh est ainsi pour l'essentiel composé de témoignages éclairant sur le rapport très particulier, et sans doute assez unique, que son public entretient avec Springsteen. Quelque chose d'assez inexplicable, que le film effleure souvent et que l'on serait soi-même bien en peine de formuler. En cela, Springsteen and I est tout sauf un documentaire sur le Boss, c'est un film qui parle plutôt du lien intime qu'une musique, des paroles, font naitre dans le cœur de quelques-uns, qui dessine, à travers des dizaines de témoignages, le portrait de cette Amérique que chante Springsteen (langue oblige sans doute, la plupart des témoignages viennent d'anglo-saxons). En cela, le portrait le plus touchant est bien celui de ce couple de quinquagénaires "blue collar" passant, confient-ils avec malice, chaque soirée à parler de Springsteen mais qui n'ont jamais eu assez d'argent pour aller le voir en concert. Cela évoqué avec détachement et simplicité, sans gravité, car danser sur les disques, partager cela amoureusement, leur suffit. Le film oscille entre témoignages amusants (ce britannique qui n'aime pas Springsteen mais qui "subit" chaque concert à rallonge par amour pour sa femme), anecdotiques, touchants, plus rarement bouleversants. On voudrait rester plus longtemps avec certains, se dispenser d'autres interventions. C'est la limite du projet (avec aussi sa facture visuelle ingrate), un projet assez convaincant malgré tout. Un très bel épilogue met en présence du chanteur (sa seule apparition, hormis quelques images d'archives en live) une poignée de fans vus dans le film à l'issue d'un concert. Là, l'émotion est palpable. Mais la rencontre est fugace, artificielle, forcément frustrante. Et le film de s'achever sur ce paradoxe - du moins à mon sens - qui confronte le vrai Bruce (sympa certes, mais forcément "de passage") à l'image qu'on entretient de lui en nos cœurs, qu'il génère naturellement et dont, pour tout dire, nous avons besoin...
Cette image qu'on a de lui, elle est un peu écornée dans la biographie conséquente de plus de 600 pages que vient de lui consacrer Peter Ames Carlin. Ouvrage colossal, fruit d'une enquête au long cours où le journaliste a rencontré des dizaines de personnes ayant travaillé avec Bruce Springsteen ou l'ayant côtoyé à un moment ou un autre de sa vie. Des membres de sa famille, des musiciens, des techniciens, des petites amies, des managers et Bruce lui-même se confiant comme jamais. Bruce se lit comme un roman passionnant et donne envie de se replonger dans les tréfonds de la discographie. Particulièrement parce que le livre est très documenté sur les débuts (premier disque enregistré au bout de 200 pages seulement), sur les tâtonnements en studio, les hésitations, les titres jetés (provisoirement) à la poubelle ou sacrifiés au moment de sortir tel ou tel nouvel album. En cela, Bruce est bien dans la lignée du coffret Darkness on the Edge of Town et du double album d'inédits, The Promise, parus il y a trois ans. On y lit le labeur, les réécritures maniaques et le travail de studio qui confinera à la folie sur l'enregistrement de Born to Run par exemple. Le livre rappelle que Springsteen travaille énormément en studio, demande l'impossible aux musiciens (source de tensions) et que les prises sont rarement spontanées. Il faudra attendre Nebraska et son enregistrement aussi miraculeux qu'accidentel ou Lucky Town pour cela, pour qu'il se libère d'une certaine maniaquerie. Sa façon d'être en live avec le E Street Band nous faisait oublier cela, que les chansons sont le fruit d'un travail, les arrangements le résultat de nombreux essais et revirements, que de grands morceaux furent sacrifiés par souci de cohérence sur les disques Darkness on the Edge of Town ou Born in the USA. Avec le E Street Band d'ailleurs, on lit comme les rapports furent parfois tendus, comme la rancœur consécutive à la dissolution du groupe au milieu des années 80 fut tenace, comme il fut difficile à un moment donné de concilier l'énergie du collectif et les directions plus sombres, plus introspectives que Springsteen souhaitait donner à sa musique. La vie sentimentale de l'artiste, sa probable dépression puis sa longue thérapie documentent, sans jamais verser dans le sensationnalisme (loin de là), la genèse des albums et les rapports parfois difficiles avec les autres membres de son groupe. Même pour le fan, le livre regorge de révélations et donne envie de redécouvrir certains morceaux un peu oubliés, parfois mal entendus (je pense à ceux du coffret Tracks que j'ai appréhendé sous un autre jour depuis la lecture de ce livre). On regrettera peut-être que le livre, passionnant dans sa première partie, passe un peu vite sur les années post-Born in the USA, sur certains albums au sujet desquels on aurait aimé en lire un peu plus. Peu importe. On le referme en ayant appris beaucoup et avec le sentiment qu'on n'a décidément pas fini de faire le tour d'une discographie dans laquelle on baigne depuis trente ans maintenant...