AVATARS (suite et fin)
(Texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma)
Tandis qu’en 1997 les Spice Girls - « groupe de filles » formé sur casting - règnent sans partage sur les hit-parades, Kylie Minogue enregistre l’album Impossible Princess avec l’envie d’en découdre et de casser sa lisse image de chanteuse « teenage » modelée depuis 1987 par l’écurie de songwriters londoniens Stock, Aitken & Waterman. Après l’écœurante pop synthétique de ses débuts, la voici donc, en 1997 - à 29 ans - qui injecte à son nouvel album guitares électriques, infrabasses et rythmiques techno héritées de la culture « rave ». Ce virage, il faut l’envisager dans la lignée de l’enregistrement, un an plus tôt, du duo funèbre Where the Wild Roses Grow sur l’album Murder Ballads de Nick Cave and the Bad Seeds. Pourtant, l’heure n’est pas encore à la « Kylie-mania » qui prendra son essor au début du 21e siècle puisque l’album Impossible Princess fut un échec. Le clip de Did it Again, où la chanteuse australienne se moquait de la concurrence du groupe anglais, vint sans doute un peu trop tôt mais demeure pourtant l’un de ses meilleurs.
À l’instar de Come into my World réalisé par Michel Gondry en 2003, Did it Again saisit la chanteuse dans sa singularité, dans son artificialité même, tel un petit précis maniériste sur l’image de la vedette pop protéiforme. À l’écran, ce sont quatre Kylie que l’on peut voir, chacune endossant une personnalité, une attitude particulière. Chacune est présentée clairement, chacune porte un surnom facilitant l’identification. « Sex Kylie », qui ouvre le bal, est vêtue d’une très courte robe bleue fendue. Ses cheveux blonds détachés lui tombe sur les yeux sans parvenir à dissimuler sa moue dédaigneuse. Outrageusement maquillée (lèvres d’un rouge éclatant, yeux cernés de noir), on pense à une Kylie tombée dans le chaudron grunge, à une Courney Love édulcorée. Arrive ensuite « Cute Kylie », cheveux tirés en arrière et queue de cheval. Dans son mini-short mauve, celle-ci, souriante et agaçante, évoque la gentille Kylie ado des années 80. « Indie Kylie », front dégagé, cheveux attachés, habillée de façon assez stricte marque justement l’écart très net avec l’adolescence et la futilité. Ouvertement adulte, assez stricte dans sa combinaison rouge, c’est une Kylie moins sexy qu’à l’accoutumée, annonçant peut-être une volonté littérale de changer de cap musical. « Dance Kylie », la dernière, comme son surnom l’indique, serait la Kylie hédoniste. Cheveux roux bouclés, cette fois-ci. Très sexuée, elle porte une robe rose moulante à la coupe asymétrique. Notons que c’est la dernière à arriver et que son identité n’est précisée qu’à la deuxième occurrence du refrain, comme s’il fallait voir en elle la vraie Kylie de Did it Again...
À la même période, donc, les Spice Girls, « goupe-produit » pour pré-adolescentes en mal d’identification, préfigurent les formations conçues sur casting dont la télé-réalité fera bientôt son miel. Cinq anglaises, pas particulièrement belles, mais toutes extrêmement typées, chacune jouant un rôle prédéfini dont elles ne sortiront jamais : la baby-doll (Baby Spice), la sportive carrément « mec » (Sporty Spice), la bourgeoise snob (Posh Spice), la métisse inquiétante (Scary Spice), la bimbo (Ginger Spice). Quand les éphémères Spice Girls se divisaient par cinq pour régner, Kylie Minogue choisit d’incarner dans son clip la diversité du groupe de filles à elle toute seule - mais aussi sa propre schizophrénie entre penchants « rock » et approche « dance » plus commerciale. Annonçant le clip de Gondry, Did it Again fait ainsi, déjà, de la démultiplication de Kylie - et de sa dualité - son programme. Mais là où c’est une même Kylie qui se dédouble dans Come Into my World (seul son environnement s’y dérègle), c’est, là, à quatre incarnations différentes d’une même chanteuse que le téléspectateur est confronté. Alors, où est la vraie Kylie Minogue ? Partout et nulle part sans doute...
Les quatre personnalités présentées dans Did it Again renvoient aux changements d’apparences de la chanteuse au fil de sa carrière. À chaque nouvel album, un nouveau look (cheveux courts frisés pour Fever, look à la Bardot sixities pour Body Language, etc.). Pendant un concert, aussi, il est normal qu’elle change plusieurs fois de tenue, de coiffure, incarnant deux heures durant différents personnages. Le clip de Did it Again annonce déjà tout cela. Le plus curieux, encore, c’est qu’aucune des quatre Kylie du clip ne reprenne le look de la pochette d’Impossible Princess (brune et cheveux très courts)... En ces quatre incarnations, c’est déjà toute la superficialité de la chanteuse Kylie qui transparaît, son aptitude surtout à épouser les looks, les tendances et les modes.
Je parlais, à propos de Come Into my World, du détour qu’on pouvait faire par le cinéma de Harold Ramis (voir ici). C’est aussi - et peut-être encore plus - vrai avec Did it Again puisque le clonage de Kylie s’y passe, comme dans Multiplicity (Mes doubles, ma femme et moi), avec son lot de déconvenues. Si le clonage de la chanteuse s’avère parfait dans Come Into my World, il est dans Did it Again source de problèmes car la duplication ne fonctionne pas. Aux doubles dégénérés de l’inventeur joué par Michael Keaton dans Multiplicity succèdent ici non pas quatre copies mais quatre Kylie potentielles. Chacune est autonome, spécifique, nous ne savons même pas où est l’originale. Est-elle au moins dans le clip ? Pas sûr. Quatre chanteuses, donc, avec chacune sa volonté farouche de prendre le pouvoir, de devenir le nouveau référent de la marque Kylie Minogue. De manière significative, « Cute Kylie » vient d’ailleurs se placer derrière la caméra pour mettre elle-même en scène le moment où elle va s’attaquer à « Sex Kylie ».
Alors que dans Multiplicity, c’était plutôt dans la conquête amoureuse que se situait la rivalité entre les clones et l’original, les quatre pestes de Did it Again se disputent plutôt une image, la meilleure image...
Dans Come Into my World, point de friction entre les différentes Kylie. Les copies se mêlent, se mélangent, indistinctes les unes des autres. Chacune endosse un temps le rôle principal, s’approprie le premier plan (et le « lead vocal ») dans un cadre minuté et facilement circonscrit : le temps d’un couplet. Dans ce clip de Gondry, le principe de boucle fait tourner la « toupie pop » sur elle-même, prisonnière d’un morceau à la structure répétitive ayant valeur de force centrifuge.
Did it Again, malgré son intitulé répétitif, vise plutôt l’explosion et le dérèglement. En cherchant à exclure les intruses, à choisir la meilleure interprète du morceau, il peut aussi être perçu comme un jeu de « télé-réalité » dont l’intitulé aurait pu être : « Qui sera la nouvelle Kylie ? ».
Les Bandes du sous-sol :