« Le vidéo-clip peut aussi être une finalité »
(cet entretien avec Michel Gondry fut initialement publié dans Bref, le magazine du court métrage en janvier 2004)
On parle souvent du vidéo-clip de manière dépréciative, comme d’un travail de commande dont la finalité serait de faire vendre des disques et d’alimenter les chaînes musicales. De nombreux exemples prouvent que les choses ne sont pas si simples. Comment composez-vous avec cette dimension intrinsèquement commerciale de votre travail ?
Il y a dans toute forme d’expression des personnes qui font du travail de recherche et des gens qui cherchent à se faire valoir. Pour ma part, j’essaye de faire de la recherche, mais il est vrai que le clip demeure lié à l’industrie. Cela dit, je ne tourne pas forcément des clips coûtant très chers…
Comment choisissez-vous de travailler avec tel ou tel artiste ?
Souvent, j’écoute ce qu’on m’envoie. La chanson me plait et correspond à l’envie de faire quelque chose à cette période-là. Ensuite, la rencontre est déterminante. En espérant que la maison de disque ne mette pas trop d’obstacles. C’est le problème dans le hip hop : ils ont des artistes fantastiques comme Missy Elliott, mais ils sont très difficiles à approcher, il y a tout un entourage…
Pour la conception du clip, y a-t-il une réelle collaboration avec les musiciens ?
Ça dépend. Beck, par exemple, n’avait aucune idée. Björk, elle, en avait plein. Le clip pour les Foo Fighters, c’était vraiment mon idée, mais elle s’est paradoxalement trouvée enrichie par diverses contraintes liées au fait que Dave Grohl ne voulait pas que je le filme au lit avec une autre fille que sa copine… Généralement, plus le contact est bon avec l’artiste, plus on pourra aller loin dans le clip. Avec des gens comme Dave Grohl, Beck ou Björk, on s’est vu, on s’est parlé et l’on s’est découvert pas mal de points communs. J’ai tourné un clip avec Lenny Kravitz que je regrette parce que je n’aime pas du tout sa musique et parce qu’avec lui tout partait de l’image projetée pour impressionner les gens. Quand je rencontre quelqu’un, j’essaye au contraire de me dire que c’est mon cousin, mon frère, qu’on a les mêmes problèmes. Je tente de voir ce qu’il a à l’intérieur, de trouver ce qui correspond à ce que moi je porte. Et, sur cette base, je peux créer un univers qui me reflète et qui le reflète. C’est aussi pour cela que j’ai des problèmes avec la publicité. Dans la pub, si on va tourner au Japon c’est pour pointer à quel point ce pays est différent de la France. On va donc mettre en avant tous les stéréotypes. Quand je tourne une publicité au Japon, je veux plutôt montrer ce qu’il y a en commun entre les gens qui habitent là-bas et ceux qui vivent en France. Et ça, ça ne marche pas trop avec la publicité où l’on aime bien catégoriser, mettre des étiquettes…
Avez-vous une méfiance par rapport à des artistes qui, d’emblée, véhiculent une image très forte ? Comment, par exemple, avez-vous envisagé le clip pour les Rolling Stones ?
En tant que réalisateur, on ne peut pas dire non à un clip des Stones ! Il y a aussi le fait d’approcher quelqu’un qui a inventé le médium qu’il utilise. J’ai vu, il y a peu, un concert de James Brown. C’était incroyable ! Je voyais la personne ayant inventé cette musique... Lenny Kravitz, lui, n’a pas inventé sa musique, il reproduit…
Pourtant, vous avez réalisé trois clips pour les White Stripes ? On peut aussi dire qu’ils n’ont pas inventé le type de musique qu’ils jouent…
Je ne suis pas complètement d’accord car ils déstructurent cette musique. Et du fait qu’ils jouent juste avec deux instruments et qu’ils s’y tiennent, il y a une réelle réinvention. Les Strokes m’intéressent moins, il y a chez eux plus d’attitude que d’invention…
La question de savoir si vous allez filmer l’interprète en train de chanter, en train de faire son boulot en quelque sorte, se pose-t-elle ? Voyez-vous cela comme une sorte de lieu commun nécessaire du vidéo-clip ?
Oui, c’est une contrainte, mais j’ai toujours essayé de l’éviter. Je déteste les clips où l’on voit l’artiste faisant sa performance sur fond noir et où l’on enchaîne sur une histoire qui n’a aucun rapport. L’archétype de ça, ce sont ceux d’Aerosmith avec Alicia Siverstone ou Liv Tyler… Pour moi, le groupe doit être le centre du clip. Sinon, on ne le voit pas, on triche. Dans le clip des Stones, j’ai aussi flirté avec ça, mais ils sont quand même présents dans cette fête décadente dont les images montrent bien qui ils sont. Récemment, Mick Jagger m’a sollicité pour un autre clip. C’était une histoire d’amour, une histoire d’adolescents, et il a plus de 50 ans ! Je n’avais pas envie de faire un clip dans lequel il chante et où l’on voit ensuite un autre couple. Je ne supporte pas qu’on prenne l’artiste comme faire-valoir pour d’autres idées. Si on se dit qu’on fait un clip pour untel il faut l’assumer. Par rapport à la performance, la question se pose dès qu’on se demande si le chanteur va regarder la caméra. Dans les comédies musicales, les gens ne regardent pas l’objectif. Ils sont dans un film, ils parlent entre eux. Dans le clip, c’est une décision qu’il faut toujours prendre en début de tournage parce qu’on ne peut pas vraiment faire les deux.
Dans The Hardest Button to Button, vous filmez la performance musicale sans pour autant renier vos recherches formelles…
Comme les White Stripes déconstruisent la musique pour la reconstruire à leur manière, j’ai décidé de reconstruire leur performance. Dead Leaves and the Dirty Ground, le clip que j’avais réalisé pour eux juste avant, était narratif. Il leur a plu, mais je le trouvais un peu mou. Je venais de les voir sur scène et j’avais envie de faire quelque chose où on les voit jouer. Il y avait dans ce morceau une structure très géométrique. On a donc acheté 32 batteries identiques, on les a disposées dans le paysage en fonction de ce qu’on entendait. Après, il s’agissait de décliner toutes les formes géométriques possibles par rapport au rythme et aux éléments de la batterie utilisés. Il y avait aussi cette pochette des Pink Floyd où ils ont étalé tout leur matériel qui m’était restée en tête…
Avez-vous ressenti une évolution avec l’arrivée de la musique électronique ? Le fait de s’affranchir de la présence du chanteur permet-il une plus grande liberté ?
Oui, complètement. On peut avoir un projet purement filmique dans le sens où l’on peut vraiment aller vers l’abstraction. Les clips que j’ai réalisés sur ces musiques étaient encore plus basés sur le rythme, comme des illustrations. Ce qui est amusant, c’est qu’après Around the World pour Daft Punk, Björk voulait que je lui fasse un clip avec une chorégraphie. Mais je n’ai pas réussi à trouver le bon angle parce qu’elle était au centre du clip : elle chantait et je ne pouvais pas m’affranchir de ça. Je n’avais pas cette structure mathématique très rigoureuse qu’on trouve dans Around the World et qui m’a servi de support. Il y a tellement d’éléments répétitifs dans la musique électronique que les musiciens sont obligés de trouver un équilibre. Sans cet équilibre, il n’y a plus rien. Les compositions sont très rigoureuses, ce qui me sert énormément pour construire la vidéo.
Quel est votre rapport à la chorégraphie ? Est-ce une contrainte, un autre lieu commun que vous allez détourner pour jouer avec ?
J’ai toujours beaucoup aimé les chorégraphies. Mais la danse dans les clips c’est un mensonge. Une chorégraphie se voit comme un opéra, en un plan large. On ne regarde pas une chorégraphie pour voir le visage du danseur, ses expressions. Je pense que notre perception a été déformée avec Bob Fosse qui était un chorégraphe sublime mais qui est parti dans le côté sexuel, viscéral, alors que pour moi la danse au cinéma c’était plutôt Busby Berkeley… Le travail de chorégraphes contemporains est passionnant : c’est de l’architecture en mouvement, on construit des formes avec des corps humains, on les fait évoluer… Je n’aime pas les choses où l’on sort ses tripes. Je n’ai pas envie d’être exposé à tout un flot d’émotions. Je préfère que l’émotion vienne de moi, quand je suis devant quelque chose qui est complètement unique et dont je suis le témoin. Donc, les clips à la Janet Jackson ou à la Paula Abdul ne m’intéressent pas, il y a trop de gros plans et un montage trop rapide. Pour ma part, je souhaitais ouvrir le cadre et filmer des chorégraphies qui, comme celle pour Daft Punk, fonctionnaient en un seul plan. J’ai travaillé avec Blanca Li et ça m’a passionné. J’ai vraiment envie de filmer d’autres chorégraphies.
Le clip de Let Forever be des Chemical Brothers donne pourtant l’impression d’être très découpé…
C’était encore différent. La chorégraphie était là pour illustrer un effet un peu « années 80 » de multiplication visuelle. Ma motivation était vraiment de faire des effets vidéo en chorégraphie. Il y a même des détails qu’on ne voit pas. Par exemple, en vidéo, quand on fait une incrustation sur des fonds bleus, cela produit souvent un petit liseré. Alors, dans la partie dansée, on a repris ce liseré avec des guirlandes qu’on mettait autour des danseurs…
Des clips comme Everlong, Knives Out ou Let Forever Be jouent de manière explicite sur le rapport entre rêve et réalité…
Cela m’intéresse beaucoup de savoir comment on construit des successions d’images, pourquoi on sélectionne une image de la réalité plutôt qu’une autre pour la replacer dans le rêve… L’étude des rêves est, selon moi, beaucoup plus intéressante à travers la neurobiologie qu’à travers les symboles. Cela dit, il y a des choses vraiment drôles dans les rêves. Si, en regardant telle image, je fais une association avec un autre souvenir, ça va reconnecter d’anciennes connexions qui vont s’activer dans le rêve. Ça ne donne pas toutes les réponses, mais ça me passionne. C’est du domaine de l’écriture automatique, du collage et de ce que j’aime dans le surréalisme.
Bien qu’étant passé au long métrage avec Human Nature, vous continuez de réaliser des clips. On a le sentiment que c’est une activité que vous abordez par goût, qu’il n’y a pas dans votre travail de séparation tranchée entre la réalisation de clips et celle de longs métrages. Contrairement à ce qui se passe souvent en France après les courts métrages, le passage au long ne semble pas être pour vous une finalité.
Je suis d’accord. Les clips et les courts métrages sont effectivement des moyens d’apprendre, mais le vidéo-clip peut aussi être une finalité. L’idéal pour moi ce serait de tourner un long de la même manière que mes clips. On dit souvent « Un long métrage, ce n’est pas un clip de deux heures, il faut raconter une histoire ». Mais je raconte une histoire dans tous mes clips ! On y trouve toujours un début, un développement, une fin, même s’il est vrai qu’on n’obtient pas le même résultat avec trois minutes ou avec une heure et demie. Il existe une sorte d’inertie dans le cinéma qui fait qu’on n’a pas le droit de faire les choses d’une manière différente. Soit on fait un film intellectuel, psychologique, et ça ne doit pas être visuel. Soit il s’agit d’un film visuel et commercial qui doit répondre à toutes les normes, avec des personnages qui évoluent, qui apprennent et qui sont transformés à la fin du film. Je pense qu’il y a autre chose que ces deux possibilités, et c’est ce que je vais essayer de faire pour mon prochain film.
Propos recueillis le 27 novembre 2003
Michel Gondry, sur 7and7is, c'est également ici, là et là-bas...