(ce texte fut initialement publié dans Bref, le magazine du court métrage en janvier 2004)
De la musique au cinéma :
les mises en abyme de Michel Gondry
Peut-on parler d’une œuvre à propos d’un réalisateur de vidéo-clips ? Tourner un clip, après tout, n’est-ce pas mettre ses compétences techniques au service de l’artiste qui a enregistré la musique que l’on va filmer ? Du coup, sans doute faut-il être patient pour mesurer l’importance d’une œuvre se construisant au fil de commandes et de rencontres, tant il est vrai que le vidéo-clip demeure une forme volontiers anonyme. Très vite, pourtant, le travail de Michel Gondry a été repéré, commenté et disséqué. L’étudiant en graphisme qui avait débuté comme batteur au sein du groupe Oui Oui, pour rapidement en privilégier l’univers visuel, est devenu dans les années 90 l’un des réalisateurs de clips les plus courtisés de la planète. Après quelques vidéos inventives pour Oui Oui, c’est le vidéo-clip de La ville qui va attirer l’attention de la chanteuse islandaise, Björk. C’est le début, avec Human Behaviour, d’une collaboration qui se poursuivra autour de cinq autres chansons.
Naïveté formelle
Dès Human Behaviour, dont Gondry reconnaît qu’il a été influencé à la fois par Le hérisson dans le brouillard de Iouri Norstein et par un documentaire sur les taupes, son univers se dessine. Dans ce clip impressionnant, le réalisateur crée un monde onirique empruntant aux contes, à l’enfance, et privilégie l’enchantement généré par des images naïves et bricolées à l’emploi d’effets spéciaux de pointe. Cette naïveté formelle qui, loin d’être exclusive, se combinera plus tard avec la technologie, demeurera pourtant une constante. On la retrouvera dans le goût de Gondry pour les miniatures, les masques et les déguisements, mais aussi dans la récurrence de trucages un rien désuets : les surimpressions évoquant le cinéma muet ou les films de Guy Maddin dans Isobel ou Hyperballad ; le film défilant à l’envers dans Sugar Water, Deadweight ou le bien nommé A l’envers, l’endroit. On pourra aussi, dans le même ordre d’idées, songer à cette constante recherche de la performance (le plan séquence comme obsession ?) qui laisse de côté l’artillerie numérique des sociétés d’effets spéciaux pour lui préférer l’enchantement de la prouesse réalisée devant la caméra. Chez Gondry, l’image sera donc physique, organique, on pourra la triturer, l’inverser, l’étirer (Like a Rollling Stone). Si elle n’est plus simplement cette surface plane, pourquoi, alors, se priver de jouer avec ?
Du merveilleux
On demande souvent aux amateurs de rock s’ils sont « Beatles ou Stones ». En matière de cinéma, cette question idiote pourrait se formuler ainsi : « Méliès ou Lumière ? ». Grand amateur des tours de magie de Gérard Majax dans son enfance, Gondry semble évidemment privilégier l’approche du réalisateur du Voyage dans la Lune. De Human Behaviour à Let Forever Be en passant par Everlong, la plupart de ses clips s’aventurent sur les chemins du rêve et du surréalisme. Rares sont ceux s’inscrivant, comme À l’envers à l’endroit, dans un environnement réaliste. Ou alors, comme c’est le cas dans celui, inépuisable, qu’il a réalisé pour Kylie Minogue, il s’agira d’un cadre anodin (ici, une rue parisienne) gagné par la folie, la ritournelle mécanique de la chanteuse trouvant un écho dans des images qui se répètent en boucle : à chaque nouveau couplet, les habitants se dédoublent, deviennent triples puis quadruples. Le résultat, c’est l’un des plus beaux films burlesques de ces dernières années et c’est surtout pour le (télé)spectateur la possibilité de revoir ce film incroyablement ludique plusieurs fois, en trouvant toujours dans les recoins du cadre des surprises étonnantes.
Le cinéma mis en abîme
Un réalisateur de vidéo-clips fait-il du cinéma ? Oui, si l’on prend en compte le format de tournage (du 35 mm, souvent). Non, si l’on s’attache au support de diffusion. Devant ce paradoxe, Gondry aura tenté de trouver une réponse en sortant du petit cadre télévisuel du clip avec La lettre en 1998 puis avec Human Nature, son premier long métrage, en 2001. S’agit-il pour autant de ces films les plus cinématographiques ?
Rappelons que le cinéma est, depuis le début, omniprésent dans les clips de Gondry. En tant qu’influence, bien sûr, mais aussi en tant que forme. Outre cette figure du défilement de la pellicule que l’on peut deviner dans les trains de Bachelorette, Knives Out ou Star Guitar – ce qui nous ramène finalement aux frères Lumière ! – on remarque vite que de nombreux motifs liés au septième art réapparaissent au gré de clips pourtant très différents. Ce sont, par exemple, les surcadrages fréquents (écrans, fenêtres, etc.) qui ne cessent de nous renvoyer notre regard de spectateur. C’est aussi le choix de montrer l’envers du décor, le tournage d’un film dans Lucas with the Lid off, ce clip pouvant d’ailleurs être vu comme la matrice de tous ceux dont la mise en scène reposera sur l’exécution parfaite d’un plan séquence (Protection, Sugar Water, Knives Out). Plus simplement, on retrouvera le cinéma comme technique avec la projection argentique servant, dans Dead Leaves and the Dirty Ground, à marquer dans un même lieu deux temporalités différentes (Jack White rentre dans son appartement dévasté, sa copine est partie, l’explication de ce qui s’est passé durant son absence se trouvant littéralement projetée sur les murs).
De la même manière, on peut très bien imaginer que la place attribuée au rêve et à ses déclinaisons renvoie à la projection, à cet état de demi-sommeil dans lequel nous plonge le visionnage d’un film. C’est évident quand, à la fin de Deadweight, Beck se retrouve dans une salle de cinéma pour assister au spectacle que nous venons de voir (un peu comme dans L’antre de la folie de Carpenter), mais le meilleur exemple de ce rapport entre le rêve, le cinéma et la réalité se trouve sans doute dans le clip de Let Forever be. Ici, le glissement imperceptible d’images tournées en vidéo à celles filmées en argentique signifie le basculement du réel au rêve. Le rêve, dans ce clip pour les Chemical Brothers, c’est le film, c’est la comédie musicale : une sorte d’univers coloré à la Broadway dont l’envers se trouve symbolisé, sur le plateau où évoluent les danseuses, par une mire de barres renvoyant justement au réel et à la vidéo.
Filmer la musique (1997 – 2003)
Il faut se souvenir, enfin, que Michel Gondry est à la base un musicien. Ancien batteur, les questions de tempo lui sont familières. Certains de ses clips s’appuient sur cette connaissance très précise de la musique qu’il doit filmer. Le plus connu, Around the World pour Daft Punk, proposait ainsi une chorégraphie délirante où chaque groupe de danseurs (certains déguisés en robots, d’autres en squelettes, etc.) symbolisaient les instruments utilisés au moment précis où ceux-ci se manifestaient. Le principe consistant à filmer littéralement ce qu’on entend sera repris pour Star Guitar où ce ne sont plus les danseurs mais des paysages entrevus à travers la fenêtre d’un train qui représentent les boucles entendues dans le morceau des Chemical Brothers. Le paysage se lit alors comme une partition, la subtilité du traitement visuel étant telle qu’il faut s’y reprendre à plusieurs fois pour comprendre la logique mathématique présidant à cette succession de paysages.
Dans son clip pour les White Stripes, The Hardest Button to Button, Gondry a choisi la même approche purement rythmique tout en réussissant à replacer au centre de l’image les musiciens. Une hypothèse nous vient alors à l’esprit : du règne de la musique électronique au pseudo retour du rock à guitares, Gondry serait aussi, au fil de ses clips, un observateur lucide des évolutions de la scène musicale actuelle. Avec The Hardest Button to Button, la boucle infernale lancée par les danseurs automates d’Around the World paraît bouclée : devant l’objectif de Gondry, les rockers ont remplacé les machines déshumanisées et ont su (pour un temps ?) regagner leur place au cœur du plan… Au même moment, il est intéressant de noter que les Daft Punk ont à leur tour tenté l’aventure cinématographique. Dans Interstella 5555, Thomas Bangalter et Guy-Manuel De Homem-Christo, les deux musiciens invisibles de Daft Punk, sont partis chercher leurs doubles humanoïdes dans un rêve de celluloïd et dans les personnages dessinés par Leiji Matsumoto. Du vidéo-clip au cinéma (les premiers chapitres d’Interstella 5555 furent, rappelons-le, utilisés pour illustrer les singles de l’album Discovery), et au moment-même où Gondry entamait une collaboration fleuve avec les White Stripes, deux orfèvres de la musique synthétique se retrouvaient incarnés par les membres d’un groupe de rock fantasmatique jouant leurs morceaux dans Interstella 5555. Hasard des calendriers et du cheminement artistique des Daft Punk, cette humanisation de la musique électronique via la « japanimation », ce retour des musiciens et de leurs instruments sur le devant de la scène (et devant l’objectif) offrait soudain un pendant passionnant aux propositions avancées par Gondry pour filmer la musique. Comme si, six ans après Around the World et alors que des groupes comme les White Stripes écrivent de nouvelles pages de l’histoire du rock électrique, la musique électronique n’avait à son tour plus d’autre choix que d’en passer par l’incarnation.
S.K. (décembre 2003)