De Jim Jarmusch
Coffee and Cigarettes, quand il est sorti, n'était pas tout à fait un nouveau film puisque certains des sketches le composant avaient déjà été montrés quelques années auparavant en festivals. Pourtant, même si Jim Jarmusch y avait rassemblé des courts métrages réalisés à différentes époques autour d’un même principe (deux personnages, autour d’une table, dans un café), le film sortant en salles frappait avant tout par son caractère parfaitement homogène.
Loin de l’assemblage hétéroclite, Coffee and Cigarettes s’impose ainsi en projet mûrement réfléchi, une sorte de long métrage pensé, séquence après séquence, sur le long terme. Cet opus n’est donc pas un film à sketches comme l’était Night on Earth, ni un simple programme de courts. Ici, les différents films – certains connus, la plupart inédits – se fondent dans une nouvelle norme de durée et leur nature initiale d’œuvres brèves s’atténue doucement. C’est cette transformation de plusieurs courts en une seule oeuvre qui surprend, car ces sketches prennent bien tout leur sens une fois assemblés les uns aux autres, le dispositif exhibé ici dans sa répétition finissant même par bonifier des segments parfois anecdotiques dans leur unicité. D’un sketch à l’autre, des rimes visuelles (les plans en plongée sur les tables) ou sonores (une phrase réutilisée telle quelle dans la bouche d’un autre personnage) créent une discrète cohérence, les propos échangés dans ces cafés rebondissant d’un duo à l’autre, d’un lieu à l’autre, en parfaites discussions de bistrots.
Dans Coffee and Cigarettes, la « Jarmusch’s touch » est plus que présente, relayée par des acteurs complices croisés ailleurs et par des chefs opérateurs (Frederick Elmes, Robby Müller, non des moindres) sculptant un noir et blanc superbe. Jarmusch profite surtout de la simplicité de son dispositif pour laisser le champ libre aux comédiens et aux mots. Les saynètes filmées dans Coffee and Cigarettes frappent par leur tonalité dérisoire (des discussions de bistrot, disions-nous) tout en conservant, en filigrane, cette mélancolie dont ne s’est jamais déparé son cinéma. Très drôle aussi, ce film est un festival de répliques absurdes et de vacheries larvées (mention spéciale au sketch savoureux mettant en scène Iggy Pop et Tom Waits dans leurs propres rôles). C’est bien la première fois qu’un film de Jarmusch fait autant rire, les rencontres improbables qu’il met en scène (Bill Murray et le Wu-Tang Clan ; la lisse Cate Blanchett et son double dépravé ; Alfred Molina et Steve Coogan) redoublant le plaisir d’un film qui profite, il est vrai, beaucoup du riche carnet d’adresses du cinéaste new yorkais.
Par ailleurs, si le film est dédié à Joe Strummer, leader des Clash décédé en 2002, son côté ouvertement rock, loin d’être gratuit, témoigne aussi de la passion du réalisateur pour une musique qu'il connaît bien. Prenant autant de plaisir à filmer Jack et Meg White écoutant le Down on the Street des Stooges qu’à laisser Steve Buscemi énoncer sa théorie du jumeau maléfique d’Elvis, le film dresse des ponts entre plusieurs figures d’une culture populaire dans laquelle s’ancre tout le cinéma de Jarmusch. Coffee and Cigarettes, du coup, pourrait très bien être lu comme le titre de l’abum que le cinéaste n’a pas enregistré. Un disque de producteur, un disque de reprises où des duos invités rejouent chacun à leur manière une même chanson. Sur cet album imaginaire, on se plait à penser que chaque sketch serait un nouveau morceau, ou plutôt une variation sur un même thème. Et si les arrangements et les musiciens changent, au fond, tournant dans le juke-box, c’est toujours le même vieux blues, s’appuyant sur trois accords basiques : le café, les cigarettes, le noir et blanc.