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Naissance d'une chanson

Qu'est-ce qu'un film-rock ? Il y a sans doute autant de réponses que de sous-genres contenus dans ce courant musical. À en croire chaque mois la rubrique cinéma de Rock & Folk, les films-rock seraient souvent des trucs un peu beaufs, très masculins, des films de genre souvent. Manière plutôt étriquée d'envisager le cinéma (et principal point faible d'un excellent magazine, juste à côté de son penchant insistant pour une nouvelle scène rock parisienne).
Faute de temps, revenons donc aujourd'hui sur deux textes déjà publiés par ailleurs et consacrés à deux films qui, à leur manière, répondent chacun à mon interrogation liminaire. Deux œuvres fort différentes qui dialoguent pourtant à plusieurs décennies d'intervalle en interrogeant très précisément le processus de création d'un morceau musical.


ONE + ONE (Sympathy for the Devil) de Jean-Luc Godard
(texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma à l'occasion de la sortie du film en dvd)

Evénementielle, la sortie en dvd du rare One + One l’est assurément. À l’heure où les Rolling Stones s’apprêtent à investir une énième fois les stades du monde entier, les (re)découvrir filmés en studio en 1968 permet de remettre certaines choses en perspective. Derrière la légende et les tubes, les Stones furent d’abord un groupe au travail. C’est ce que su capter Godard en filmant l’enregistrement laborieux de Sympathy for the Devil lors des sessions de l’album Beggars Banquet. On y voit des musiciens hésitants, faisant des fausses notes, tâtonnant, Charlie Watts à contretemps à un moment crucial. Si One + One dévoile bien la genèse d’une chanson, il ne cède jamais à l’efficacité et se plait au contraire à privilégier ce que l’on ne montre pas normalement : les moments de doute, les plantages. Il est d’ailleurs significatif que l’objet de la dispute entre Godard et ses producteurs, à l’issue du tournage, ait résidé dans la réticence du cinéaste à intégrer au film la version définitive de la chanson.
Les images de l’enregistrement sont parsemées de séquences parasites dévoilant le projet du cinéaste : se saisir de l’image d’un groupe de rock emblématique pour illustrer, en une série de collages « pop », les bouleversements sociaux à l’œuvre à l’époque et les utopies révolutionnaires de la période (Beggars Banquet est aussi l’album sur lequel figure la chanson opportunément titrée Street Fighting Man). Le fan des Rolling Stones ne s’y retrouvera pas forcément tant le film avance tiraillé entre cette « Godard’s Touch » et la puissance d’images documentaires exceptionnelles. Tout sauf hagiographique, One + One dévoile les coulisses, le cheminement qui aboutit à un chef-d’œuvre en le replaçant, par le biais de la métaphore et du film militant, dans un bouillonnant contexte politique. Peu probable, aujourd’hui que les Stones se laisseraient filmer d’une telle manière, qu’ils se laisseraient ainsi instrumentaliser. Toujours est-il que One + One demeure un prodigieux document musical où l’on entend naître les riffs du solo à venir alors que Keith Richards gratte négligemment sa guitare durant une pause, un film où les « alternate takes » pleuvent, et où le morceau se (re)construit véritablement sous nos yeux. Impossible, pour le spectateur contemporain, de ne pas penser à la série de dvd « Classic Albums » revenant sur l’enregistrement des plus grands disques de l’histoire du rock. Mais quand ces précieux documentaires se contentent le plus souvent - faute d’images d’archives - de replacer des artistes ou des producteurs aux cheveux blanchis devant la console pour nous faire écouter les bandes de l’époque, One + One nous offre le privilège d’être dans le studio, d’épier le groupe dans son intimité, saisi aux heures même de l’enregistrement d’un morceau phare. A posteriori - car là n’était pas le but de Godard - ce fantasme de fan, One + One le réalise véritablement.
Les longs travellings dans le studio d’enregistrement, les moments de latence entre les prises (peut-être les meilleures scènes du film), dévoilent aussi la place de chacun dans le processus créatif. L’implicite passage de flambeau entre Brian Jones et Keith Richard y est manifeste, le blond guitariste, singulièrement absent, se contentant de parties rythmiques quasiment inaudibles tandis que Richards prend littéralement les choses en main, imprimant à tous moments sa marque sur le morceau (on le voit aussi à de nombreuses reprises jouer de la basse, le pauvre Bill Wyman, déjà si nonchalant, se contentant des percussions). Revanche du guitariste le moins doué des deux tandis que l’autre, déjà bouffi par les abus de drogue et d’alcool, sera bientôt évincé du groupe et mourra dans des circonstances mystérieuses quelques mois plus tard...
Le dvd, agrémenté dans ses suppléments des érudits commentaires de Jean Douchet et Christophe Conte ainsi que d’un portrait de Godard réalisé à l’époque du tournage, nous éclaire aussi sur les différences entre deux versions du film heureusement visibles sur le même disque : One + One (celle de Godard) et Sympathy for the Devil (qui fut remontée à son insu par les producteurs). Deux films en un, donc (jaquette du dvd à l’avenant), et une belle ironie du sort puisque rarement une œuvre aura autant mérité son titre d’origine.



LES INVISIBLES de Thierry Jousse
(texte initialement publié dans Bref, le magazine du court métrage)

Le film s’ouvre sur un prodigieux vertige. En quelques secondes, plusieurs couches sonores se juxtaposent en un fascinant maelström de voix s’interpellant sur un réseau téléphonique. L’une d’elles sera au cœur de ce film travaillant la matière sonore comme l’ont fait avant lui Conversation secrète de Coppola ou Blow Out de De Palma.
Le jour de Noël, premier court métrage de Thierry Jousse, mettait en scène un guitariste : la voix – et par extension le chant – n’était pas encore au centre des débats. En témoignait la première séquence où Noël Akchoté ne cessait d’interrompre la ballade de sa compagne par l’intrusion brutale de sonorités extérieures (la radio) ou d’accords dissonants joués à la guitare ou au piano. Deux ans plus tard, la voix d’une chanteuse perçait dans la deuxième partie de Nom de code : Sacha, le second film de Jousse, via le timbre délicat de Margot Abascal, avant que la parole, plutôt que le chant, ne se déploie ensuite avec les intonations si particulières du dialogue à deux voix de Julia et les hommes. (1) Dans Les invisibles, première incursion du cinéaste dans le long métrage, tout part d’une voix entendue au téléphone. Mais si Katerine filmait Sacha avec sa DV, Bruno (qu'interprète Laurent Lucas), musicien triturant les sons prélevés dans son environnement pour les retraiter en musique électronique, préfère à l’image de Lisa sa voix numérisée sur MD. D’un film à l’autre, et bien que la femme aimée y soit interprétée par la même actrice, le rapport s’inverse en un effet miroir saisissant. Car si le court s’achevait sur une chanson interprétée par Margot Abascal, la voix de celle-ci point dans Les Invisibles dès les premières secondes.
La ligne téléphonique - ici, le réseau permettant des rencontres - est le lieu d’où jaillit la fiction. La conversation orale démultipliée par le nombre d’esseulés connectés a l’intérêt d’ouvrir, d’un point de vue sonore, sur un véritable vertige, sur un imaginaire sexuel tout autre que celui, plus contemporain, lié à la rencontre sur Internet. Combien sont-ils ? Qui sont-ils ? À cet envers du miroir, tapi dans l’ombre du réseau, Bruno ouvre un accès en confiant son numéro. Alors, quand Lisa le rappelle et lui (or)donne son premier rendez-vous, s’ouvre la brèche entre les deux mondes. Leurs rencontres auront lieu dans cette « interzone » que symbolise la chambre d’hôtel, un espace comme en marge du défilement du film, ainsi qu’en témoigne poétiquement la plongée dans l’obscurité qui y est systématiquement associée et la mise entre parenthèses de tout autre enjeu dramatique (l’enregistrement du disque de Bruno notamment).
En Sacha, Margot Abascal était d’abord une présence physique (son numéro de strip-tease filmé sans faux-semblants). Dans Les Invisibles, elle est une voix. Aux étreintes rythmant leurs rendez-vous se superpose pour Bruno un autre enjeu : enregistrer ses mots, ses soupirs, pour les sampler et les intégrer au morceau qu’il compose. (2) Lisa, au contraire de Sacha, se dérobe à la lumière. On ne peut que l’imaginer. Jusqu’à ce que, en un clin d’œil assumé à Eurydice, elle disparaisse du film parce que Bruno a enfin vu son visage. Alors survient une étrange disjonction narrative. Le disque se raye, saute, et le film déraille, empruntant soudain une direction moins convaincante. Jousse y sample à son tour des thèmes empruntés à Lynch ou Cocteau pour une digression fantasmagorique que les propos tenus par un étrange concierge mélomane – Michaël Lonsdale, très drôle – éclairent rétrospectivement (« Je préfère rêver en écoutant la musique que cauchemarder en essayant de la composer »). Dans la dernière scène, sa quête amoureuse vaguement résolue, Bruno enregistrera finalement ce morceau autour duquel il n’avait cessé de tourner. Là était sans doute le vrai sujet des Invisibles. Et plus qu’à Lynch ou Coppola, c’est alors à One + One de Godard, le plus beau film qui soit sur l’enregistrement d’une chanson, que l’on pense.
On retrouve, dans l’appétit de cinéma se manifestant ici par un souci de filmer beaucoup de choses à la fois, ce qu’on a aimé à la lecture de l’auteur dans Les Cahiers du cinéma. S’il échoue dans certaines de ces tentatives, la précision avec laquelle Jousse dépeint le milieu du disque, de bien belles idées de mise en scène et le jeu invariablement excellent d’un Laurent Lucas plus que crédible font de ce premier long aux maladresses attachantes un film assez remarquable.

 
(1) De discrètes rimes sonores relient les films. Lisa, la « femme-mystère » se fait aussi appeler Sacha (du nom du personnage joué par Margot Abascal dans le deuxième court de Jousse). La chanson à l’eau de rose provoquant la colère de Bruno à la réception de l’hôtel est interprétée par Katerine, etc.
(2) Il est amusant de constater que l’étrange court réalisé par Margot Abascal en 2002, La voix de Luna, mettait en scène une chanteuse ayant perdu sa voix, tandis que la réalisatrice y apparaissait, pour une courte séquence, dans le rôle d’une muette.

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K
ce sympathy for the devil a été élu meilleur dvd 2006 par les lecteurs de r&f comme quoi mon avis sur la chose n'est pas celui de la majorité
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S
Entièrement d'accord avec toi... The Darkness... Quelle arnaque...D'ailleurs, globalement j'aime bien Rock&Folk et Les Inrocks. Je suis même abonné aux deux, alors...
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E
dans la presse outre manche il y'a pire : le NME fait sa couv' en désignant a chaque fois  le meilleur groupe de rock du monde... de la semaine... ils ont même encensé the darkness quand c'est sorti et depuis plus rien. tant mieux
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S
Merci. La pique au début, ce n'était pas contre Les Inrocks (quoiqu'il y aurait pas mal de trucs à dire aussi), c'était plus contre Rock & Folk qui, quand il s'agit du cinéma, est bien moins pertinent que sur les dossiers ou les articles de fond. Et c'est vrai aussi que, côté musique, leur façon d'encenser systématiquement - au nom d'une pseudo "rock n'roll atitude" - les jeunes groupes garage parisiens ou Pete Doherty, ça m'agace un peu...
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E
Bon article, tres instructif. merci. j'aime bien la petite pique contre les inrocks aux début.
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