Il y a trop de mauvais documentaires sur le rock, basés sur des
images d’archives ou sur des témoignages de has been, pour ne pas s’attarder sur le splendide film qu’A.J. Schnack a consacré à Kurt Cobain. Ici, pas de décor neutre interchangeable, de fond
noir, de canapé moche et de lumière artificielle de studio, pas la moindre image recyclée (hormis quelques photos de Charles Peterson en fin de dernière bobine), pas de musicien bedonnant ou
perdant ses cheveux, pas de témoignages de pairs admiratifs ou de stars moisies servant de caution people. On est bien à mille lieux du film de Julian Temple sur Joe Strummer, loin de ce truc ne
valant guère plus qu’un pâle bonus dvd qu’a pondu Grant Gee sur Joy Division, très loin aussi du pourtant beau travail d’archiviste de Scorsese sur Dylan. Ce qui différencie About a Son de tant d’autres films du même tonneau, c’est sa radicalité formelle,
ses partis pris esthétiques et narratifs qui devrait aussi – du coup – frustrer pas mal de spectateurs. On ne voit pas Cobain dans le film d’A.J. Schnack. On n’entend pas une note de Nirvana.
Pourtant, on entend Kurt. On n'entend que lui. Qui se livre longuement au journaliste Michael Azerrad. Et ces longs entretiens de fin 1992 et début 1993 forment la matière sonore d’un film
s’envisageant beaucoup plus comme une bal(l)ade au cœur de l’Amérique des eighties (mais aussi d’aujourd’hui) que comme un documentaire de plus sur la rock star grunge. Car entendre le chanteur
parler, c’est finalement entendre un jeune Américain pas si différent des autres. Quand il évoque son enfance, son père, le divorce de ses parents, son mal-être au collège, son apprentissage de
la musique, sa volonté de concilier mélodies pop et énergie punk rock, peu importe qu’il soit la star que l’on sait. C’est finalement une histoire américaine assez simple qui se raconte là, une
histoire à laquelle les images superbes de Schnack offrent un contrepoint impressionniste et photographique envoûtant. Des paysages, des portraits d’habitants (d’Aberdeen, d’Olympia, de Seattle),
des zones industrielles, des routes, pas grand chose d’autre, et c’est pourtant magnifique. Car ce qui s’apparente – pour trouver un équivalent – à un bel album de photographies glanées dans
l’État de Washington est ici rythmé par un montage très inspiré et par des musiques qui sont celles que Kurt évoquait dans ses témoignages, celles qu’il écoutait, celles dont il s’est nourri.
C’est dans cette matière musicale intime, comme une sorte de playlist idéale, que le film trouve de belles résonances avec nos pratiques les plus contemporaines. De Queen à Creedence Clearwater
Revival en passant par Arlo Guthrie, les pistes musicales empruntées – loin du punk rock attendu, souvent – ne surprennent pas qui a lu le Journal de Cobain édité chez 10/18. Finalement,
en s’appuyant sur ces entretiens, About a Son est, de fait, le film le plus fidèle, le plus documenté qui ait été consacré à Nirvana. Et c’est aussi celui – paradoxe – qui se permet de
prendre le plus le large par rapport à son sujet initial… Ne pas se méprendre donc : en s’appropriant dans une séquence étonnante – la seule qui semble un temps
emprunter la voie de la fiction – les travellings d’Elephant (le film de Gus Van Sant), le cinéaste signifie clairement qu’il s’agit plus pour lui de parler de l’Amérique et de sa
jeunesse que de contenter les fans de Nirvana. L’effet n’est pas aussi radical et perturbant qu’avec Last Days, mais on ne cesse de se dire que le film ferait un beau diptyque avec celui
de GVS… Mais aussi, plus bizarrement, avec des films d’errance récents comme Old Joy de Kelly Reichardt ou Gerry de GVS encore… Sans doute parce qu’une même mélancolie, une même
tristesse diffuse s’en dégage… Sans doute parce que les fantômes nous y parlent au creux de l’oreille… Sans doute parce qu’il s’agit, surtout, de films sur la jeunesse, sur ses espoirs déçus
(entendre comme Cobain n’est pas dupe du succès, comme il lui pèse, bien loin des clichés de la rock star fantasque, loin des tabloïds érigeant une figure peu conforme à ce qu’il était
vraiment)… Un an après la fin des entretiens, Cobain se suicide. L’entendre – aujourd’hui dans une salle parisienne, en
2008 – parler de sa fille Frances, de Courtney, de l’avenir du groupe (son envie de dissoudre Nirvana et d’aller jouer avec d’autres musiciens, de retourner à l'anonymat), des massacres dans les
lycées, de son addiction à la drogue pour calmer ses terribles souffrances d’estomac, jette évidemment un voile funeste sur l’ensemble de ce film. Une œuvre triste et belle comme une chanson
d’Elliott Smith, comme une bande dessinée de Craig Thompson, comme une route sous la neige…
(En cherchant bien, le film est visible, dans son intégralité, sur YouTube. Mais le
visionner ainsi, c’est sans doute le meilleur moyen pour gâcher le voyage que le cinéaste propose et que l’immersion dans une salle obscure, seule, saura dignement restituer…)
Je l'ai vu... et c'est vrai qu'il est très bien, que le procédé fonctionne... même si je trouve qu'à la fin, aux moments ou Cobain en vient à parler de Nirvana, ça n'aurait pas été une mauvaise idée de passer... du Nirvana. Chaque fois qu'il parle d'un groupe, on entend la musique du groupe, mais dès qu'il parle de Nirvana, on entend autre chose... du coup, ça fait un peu "pari", genre "on va faire un doc sur Kurt Cobain sans passer une note de Nirvana. Mais bon à part cette toute petite réserve, j'ai vraiment aimé...Là, je me tâte pour le doc sur Joy Division, un peu refroidi par ce que tu en as dit^^
Tiens, tiens... C'est le deuxième billet que je lis sur ce film (que je n'ai pas vu) qui me donne bien l'envie de le découvrir. Cette proposition qui, à te lire, est à la fois d'une fidélité profonde, et d'une ouverture rare dans ce genre, m'intrigue... A voir, donc ;-)
Ça alors ! J'avais complètement oublié que tu avais été la première à parler du film. Désolé... Je viens de te relire. Merci pour le rappel. Sur la citation d'Elephant, je la trouve parfaitement cohérente avec le projet d'About a Son (parler de la jeunesse américaine plutôt que de Nirvana). Et le film me donne effectivement l'impression de dresser un pont où GVS ferait le lien entre Kurt Cobain et Elliott Smith (outre leurs fins tragiques bien sûr, voir aussi le rapport des deux aux Beatles, leur manière d'incarner, dans leurs chansons, une certain Amérique, un état de la jeunesse...). Et surtout cette impression que remplacer les mots de Cobain par des chansons d'Elliott Smith donnerait au film de Schnack une autre forme de beauté toute aussi convaincante...
Ravie qu'il t'ait plu, ce film dont tu disais il y a six mois que "a priori, (il) ne (t)'attirait pas" ^^ (http://blog.bruitquipense.fr/post/2008/06/10/Mon-meilleur-Cobain)Bon, je ne vais pas réécrire ce que j'ai déjà écrit par chez moi, cela dit en relisant mon vieux billet j'ai vu que je n'avais pas été très tendre avec les emprunts à Gus Van Sant... Je vais peut-être aller le revoir, ce film. Sur le coup, j'avais trouvé cette séquence un peu putassière (j'ai peur que Tarantino ne m'ait vacciné contre toute forme de clin d'oeil cinématographique).