FIGURES IMPOSÉES (texte intitialement publié sur le site Objectif Cinéma)
Le clip n’est pas une œuvre d’art. Le clip, quand même, c’est essentiellement de la publicité. Ça sert à faire vendre un single. Alors, bien sûr, il arrive que certains échappent à cette règle et soient dès lors envisageables comme de passionnantes créations plastiques ou comme de vrais films de cinéma (c’est l’objet de cette chronique que de le rappeler chaque mois). Pourtant, à la base, la vidéo musicale tient le plus souvent, pour l’artiste, de la figure imposée, du service après-vente consécutif à l’enregistrement d‘un album. Pour quelques un(e)s (Björk, Mylène Farmer, Aphex Twin, Marylin Manson, Michael Jackson...), le clip sera bien sûr l’occasion de créer un univers, un look et un personnage aisément reconnaissables, d’ajouter une dimension supplémentaire - et parfois essentielle - à leur musique. Mais pour la plupart il sera surtout une commande de la maison de disque, un passage obligé auquel ils devront, bon gré, mal gré, se plier. Sans doute beaucoup préfèreraient-ils enregistrer de nouveaux morceaux ou tourner devant leur public, mais il faudra bien donner un peu de temps et d’énergie pour la promo, pour aller faire le beau devant une caméra...
À chaque single son clip. La règle est immuable et explique la part massive de produits médiocres et strictement fonctionnels dont nous abreuvent les chaînes musicales. Le paradoxe, c’est bien qu’en en passant par le clip, un artiste - même parmi les plus pointilleux - doit se ranger pour un temps du côté de l’industrie audiovisuelle et de la commande. Le risque, alors, c’est de perdre de son intégrité, de se prêter à un exercice et à un média que l’on ne maîtrise pas forcément et qui n’a plus grand chose à voir avec ce pour quoi on est reconnu (sa musique, ses chansons). Certains chanteurs, à l’image de Dominique A dans le clip du Twenty Two Bar ont alors sans doute raison de se méfier et de considérer cette activité comme une occupation totalement périphérique à leur véritable travail. Exigeants en studio, choisissant avec soin leurs producteurs et leurs musiciens, soudain ils ne sont plus à l’abri de se voir imposés des tâcherons qui ne rendront pas vraiment justice à leur musique. Dans le rock, les grands groupes desservis par de mauvaises vidéos sont légion.
Poussons alors le raisonnement jusqu’au bout : puisqu’elle sert simplement à faire vendre des disques, une vidéo musicale a-t-elle, dans l’absolu, plus de valeur qu’une publicité ou une bande-annonce de cinéma ? On le sait, une bande-annonce n’est que très rarement supervisée par le cinéaste qu’elle concerne. Des spécialistes s’en chargent et leur travail, proche du marketing, n’a plus grand chose à voir avec celui du réalisateur dont ils doivent promouvoir le film. De la même manière, le réalisateur de vidéo-clips est, dans bien des cas, un faiseur débarqué sur un plateau pour filmer de la manière la plus efficace et la plus rapide possible la prestation de celui ou celle pour qui on lui a commandé un travail. Choisi par le label plutôt que par l’artiste (qui n’a d’ailleurs pas forcément d’idées lumineuses pour le clip... il a bien le droit de ne pas être bon partout), il est là pour offrir un joli écrin enrobant un morceau se suffisant pourtant à lui-même. Au pire un simple savoir-faire, au mieux un concept ou un scénario grâce auquel on se souviendra plus longtemps du clip que de la chanson. Cette collaboration, qui peut parfois donner lieu à de fructueuses rencontres (Russell Mulcahy et Duran Duran, Anton Corbijn et Depeche Mode, Jonas Odell et Franz Ferdinand), n’est pas forcément naturelle pour un chanteur à qui on demande soudain de s’improviser acteur et qui se retrouve d’un coup dépossédé de ses prérogatives artistiques (le tournage a lieu, il se prête au jeu, suit les consignes du metteur en scène, mais, écarté de la post-production, il ne découvrira que quelques semaines plus tard à quoi ressemble le clip...).
Rien ne dit non plus qu’un bon parolier ou un excellent musicien soit nécessairement à l’aise devant une caméra, face à un public qui n’est pas le sien et qui s’avère exclusivement composé de techniciens ou de figurants peu concernés (contre-exemple : le clip de Smells Like Teen Spirit avec ses figurants se révélant encore plus déchaînés que de vrais fans de Nirvana)...
C’est un autre paradoxe du clip que de vouloir systématiquement donner à voir ce qui, à la base, s’écoute. Qui a décrété que chaque chanson devrait se prêter à une mise en images ? Et de la même manière que certain(e)s ont arrêté assez tôt de se produire sur scène (les Beatles, Gérard Manset, Françoise Hardy, Daft Punk), est-on vraiment sûr que chaque artiste gagne forcément quelque chose à être filmé ? (1)
Dans le jeu de l’oie des chanteurs, on vivra donc plus ou moins bien cette nécessité de passer par la redoutée case « Tournage de votre clip »... Celui du Twenty Two Bar, que Ken Higelin réalisa pour Dominique A en 1995, offre une illustration assez pertinente de ce questionnement en mettant en scène un chanteur qui ne veut pas qu’on le filme et qui choisit de se moquer ouvertement du caractère souvent subi de cet exercice.
Ce clip se compose d’un seul plan fixe. En amorce, bord cadre gauche, on y voit un métronome battre la mesure, tandis qu’au second plan Dominique A, vêtu d’un pull rayé moulant, se prête à l’exercice du playback sans grande conviction. C’est sur ce décalage subtil entre ce que le chanteur doit faire et ce qu’il est prêt à faire que réside la réussite du clip. Avec la complicité du réalisateur qui signa aussi quelques jolis films décalés pour Mathieu Boogaerts, Silvain Vanot ou Yann Tiersen (2), Dominique A se met donc ici ouvertement en scène en chanteur excédé par l’exercice de la promotion.
Ce qu’on relève d’emblée dans le dispositif, c’est l’opposition entre le rythme du métronome - synonyme d’emprisonnement et d’itinéraire rythmique (et artistique ?) tout tracé - et la fière attitude d’un homme qui résiste et qui refuse de devenir une image. Dans ce plan séquence de trois minutes, Ken Higelin filme un Dominique A, certes rebelle mais également mal à l’aise, jetant des regards désespérés hors champ, s’arrêtant de chanter, puis reprenant sans passion les paroles d’une chanson dont il sent bien qu’elle pourrait devenir son boulet. Il ne se trompait pas. Le Twenty Two Bar est, à ce jour, son seul véritable tube.
Tiré de son troisième album, La mémoire neuve, c’est le morceau qui le fit connaître et qui lui permit de livrer une prestation mémorable dans le cadre sclérosé des cérémonieuses Victoires de la musique en 1996. Appelé pour interpréter cette chanson, il en modifia discrètement les paroles pour interpeller en direct l’assistance assoupie (« A la télévision française, je chantais, je ne sais plus pourquoi c’était, les gens en face de moi dormaient »), refusant là encore de jouer bien sagement ce rôle de « Révélation masculine de l’année » que les professionnels de la profession lui offraient sur un plateau. Longtemps, d’ailleurs - comme si cette chanson lui avait fait une infidélité en allant voir ailleurs - Dominique A ne voulut plus la chanter sur scène. Devenue tube, elle se mit à mener une existence qui échappait à son auteur/interprète. Quitte à se rendre antipathique, le voici donc, dans le clip, qui provoque le téléspectateur en refusant d’aller dans le sens de la vidéo musicale appréhendée comme tisane nocturne. Ses regards-caméra ne sont plus ceux du chanteur faisant son show pour le téléspectateur, ce sont ceux d’un artiste qui nous regarde, nous et la caméra, comme ses pires ennemis. La séduction et les clins d’oeil charmeurs ne sont plus à l’ordre du jour et il est dès lors superflu de préciser que l’on se retrouve là bel et bien aux antipodes du clip de Kylie Minogue évoqué le mois dernier (ici).
Clairement, ce que suggère ce clip - et ce que confirmera le mini-happening des Victoires de la musique - c’est qu’en livrant ses chansons au média télévisuel, Dominique A s’inquiète de les galvauder. Caprice d’enfant gâté ? Pose d’inrockuptible ? Manque de confiance en soi ? Extrême lucidité ? Un peu de tout ça sans doute, mais, au final, une façon salutaire de lever le voile - près de dix ans avant la Star Academy - sur les pratiques d’une industrie du turnover, où les « nouveaux talents » se fabriquent à la chaîne, sont exploités, lessivés puis recrachés par une machinerie sans états d’âme.
Dans Le Twenty Two Bar, le caractère artificiel du clip est nettement exhibé. Le spectateur ne doit pas être dupe. On y montre tout ce qui tient de la fabrication et de l’illusion : que le chanteur ne chante pas vraiment (le mouvement de ses lèvres se désynchronise parfois du défilement de la bande), que les guitares n’y sont même pas branchées et que les complicités ne sont peut-être que de façade (l’arrivée de Françoiz Breut - voix féminine du morceau et égérie d’alors - pour le troisième couplet, déclenche la jalousie simulée d’un Dominique A se prêtant avec bien peu de générosité à l’exercice du duo). À peu près à la même période, un autre morceau de La mémoire neuve eut droit à un clip poursuivant - avec toutefois un peu moins de finesse - la même réflexion. Dans Il ne faut pas souhaiter la mort des gens, que réalise Alain Robak (réalisateur de courts plutôt potaches et du long métrage gore Baby Blood), une caméra-vampire suit Dominique A dans la rue mais celui-ci n’a de cesse de l’éviter, de sortir du champ, de déborder le cadre ou de carrément la repousser. On retrouve dans ce clip une même stratégie d’évitement, un nouveau refus de se laisser capturer par une image et le contournement ostentatoire des contraintes de la promotion (voir le clip ici).
Voici dix ans que Le Twenty Two Bar a fermé ses portes. Depuis, Dominique A a peut-être changé d’avis quant à l’utilité des clips. Toujours est-il que chez lui, qui est avant tout un auteur d’albums, ceux-ci demeurent aussi rares que les singles à succès. Pas étonnant alors que des captations live soient les images que l’on trouve le plus facilement le concernant. Et là, sur scène, on sait quel degré d’intensité atteignent ses prestations. Il suffit alors que l’on sache l’y filmer, que l’on réussisse à capter le lien l’unissant à son public, pour que le risque de dénaturer son travail soit évité. Ainsi, Dominique A sur le DVD des concerts solos des Bouffes du Nord en 2004, c’est tout l’inverse du jeune homme mal à l’aise que mettait en scène le clip du Twenty Two Bar. Filmé par Gaëtan Chataigner des Little Rabbits, c’est une présence chaleureuse et émouvante, une façon d’occuper l’espace admirablement rendue grâce au travail sur les ombres, les cadres et la scénographie. Une manière aussi de rappeler qu’une captation inspirée rend parfois mieux justice aux chansons que les fumeuses idées extérieures dont ses amis chanteurs devraient parfois un peu plus se méfier.
(1) Ne parlons pas des clips se donnant des airs de fiction, où l’on se rend vite compte que faire l’acteur ne s’improvise pas : il suffit, pour prendre un exemple récent, de voir Jean-Benoît Dunckel et Nicolas Godin de Air jouer aux cow-boys léoniens dans le clip de Alpha Beta Gaga pour se convaincre que le passage devant la caméra est parfois des plus casse-gueule... (2) Dont Monochrome, un morceau chanté par... Dominique A, où la mise en scène répondait à celle du Twenty Two Bar avec - remplaçant le métronome - son robinet gouttant au premier plan, son refus de miser sur l’illusion du playback, le choix du plan séquence fixe et, surtout, celui de montrer Tiersen sans ses instruments, juste attablé dans une cuisine.
Captures d'écran extraites du dvd Dominique A en solo aux Bouffes du Nord