A Mains d’œuvres (Saint-Ouen) la semaine dernière, on le pressentait confusément. L’énergie était déjà là, écrasante, alors que beaucoup découvraient seulement les morceaux.
Les poings se levaient. Déjà, les refrains de Purger ma peine ou de Maintenant montaient aux lèvres de l’assistance. Début de tournée… Zone libre, Casey, Hamé… La résistance
s’organise… L’écoute de L’angle mort, l’album sorti lundi, le confirme. En joignant leurs forces – entre rap et rock noise – le flow impressionnant de l’une et la plume acérée de l’autre
trouvent l’écrin idéal dans les distorsions ouvragées par les trois artificiers de Zone libre, groupe jusqu’alors exclusivement instrumental. Contre les guitares de Serge Teyssot-Gay et de Marc
Sens, s’appuyant sur les rythmiques de Cyril Bilbeaud, les mots du leader de La Rumeur et ceux de Casey ricochent, haranguent, interpellent, réinventent l’urgence et l’engagement au gré de neuf
titres dont les refrains s’imposent souvent – déjà – tel des hymnes pour les luttes à venir. Les mots, Teyssot-Gay (guitariste de Noir désir, faut-il le rappeler ?) les aime, lui qui
adaptait les récits de captivité de Georges Hyvernaud pour son bel album On croit qu’on en est sorti. Les mots, ceux de Lydie Salvayre, déjà Marc Sens et Serge Teyssot-Gay leur offraient
leurs guitares, leurs samplers, en contrepoint, dans les formidables livres/disques Dis pas ça et Contre (tous deux parus aux Editions Verticales)… Aujourd’hui, après un premier
album que l'on écoutait il y a deux ans comme une possible réponse aux maelströms soniques de Godspeed You Black Emperor !, ce sont les maux de la banlieue, de l’exclusion et des
préjugés qu’ils accompagnent…
Dans L’angle mort, Hamé et Casey chantent séparément, parfois ensemble, mais d’une seule voix toujours. Neuf morceaux durant, Zone libre – indispensable ingrédient pour faire monter la sauce – leur dispense, à grand renfort de riffs et de larsens, cette aire de rage en laquelle elle et lui peuvent s’ébattre (se battre). Et de cette rencontre entre le chant plutôt posé de Hamé et la scansion beaucoup plus funky de Casey surgissent de belles collisions, joutes enfiévrées stimulantes, entraînantes, résonnant comme en écho à ces deux guitares maltraitées jusqu’au vertige.
Sur son album solo, Distorted Vision, sorti en 2008, Marc Sens reprenait, aux guitares, le thème minimaliste d’Assaut, le chef-d’œuvre de John
Carpenter. Une passionnante réappropriation de la part d’un musicien que l’on devinait nourri de cinéma de genre (entendre les atmosphères oppressantes qu’il sculptait ou encore les titres
évocateurs de ses morceaux – Samouraï, Giallo, Piège – pour s’en convaincre). En écoutant E.L.S.A., chanson de combat sur les drones qui sillonnent les cieux
du 9-3, en entendant les appels à la révolte martelés par Hamé, le parallèle s’avère évident, la colère ici brandie évoquant par moments les œuvres les plus virulentes du réalisateur de They
Live. Le tout-sécuritaire est là, on le sait, on le déplore. Et le rock reste – pour combien de temps encore ? (demandez à Hamé en butte aux poursuites du Ministère de l’intérieur
depuis trop d’années) – cette utopique zone libre que ces cinq-là ont choisi d’organiser en bastion… De John Carpenter à Jean-François Richet (auteur d’un estimable remake d’Assaut,
justement), on pense souvent, dans L’angle mort, au fond insurrectionnel de MA6T va cracker, film fondateur dont certaines paroles ravivent ici le souvenir…
On allait voir L’angle mort en concert pour Zone libre, et c’est armé d’une rage salutaire qu’on en
est ressorti. Comme si, à travers la confrontation avec ces trois musiciens, le rap se réinventait une jeunesse. Bien loin des clichés, abattant les frontières, retrouvant fougue et nécessité au
contact de l’électricité. Tellement plus mordant, au fond, que Joeystarr intégrant, dans son disque solo, de timides guitares, avant d'empocher l'an dernier les euros des trentenaires
nostalgiques du plus grand groupe de rap français des années 90. D’emblée, avec L’angle mort, le mélange sonne juste, naturel, évident, et l’on ne sait plus trop si ce sont les musiques
et les arrangements qui ont inspiré Hamé et Casey pour leurs textes ou l’inverse. Alors, force est de constater que si Zone libre paraissait sur scène un brin en retrait (normal dès lors qu’il y
a des chanteurs que l’attention se porte sur eux), ce disque aussi humble qu’ambitieux est bien celui – adulte, accessible, malpoli et citoyen – que l’on n’attendait plus vraiment du rock
français.