Cela commença dès le premier morceau. Cette voix, oui, c’était la sienne, mais quelque chose, d’emblée, te soufflait qu’un truc clochait. Les arrangements lourdingues, le pathos dans l’intonation, le refrain emphatique. La pochette aurait dû te mettre sur la voie. C’était la plus laide de sa carrière. Une criante faute de goût photoshopée. Mais, dans le magasin, tu l’avais occultée. Tu avais simplement envie de l’acheter, ce disque. Comme on marque des retrouvailles. Votre rendez-vous était pour le lundi 26 janvier, tu n’allais pas le louper. Tu avais résisté à l’envie de l’écouter la veille, tandis que ton E Street buddy de toujours te l’avait virtuellement envoyé. Attention précieuse, mais à cause de laquelle tu n’avais même pas chez toi les CD des Seeger Sessions ni de Magic, juste de pâles gravures maison. Non, là, tu le voulais. L’écouter religieusement, le poser sur la platine. La dernière fois, c’était pour Devil and Dust. Celui-là, tu ne l’avais pas vraiment aimé au départ, tu l’avais rangé trop vite au rayon des déceptions, pas vraiment bien écouté. Puis dernièrement tu l’avais redécouvert, réévalué. Parce qu’un bouquin imparfait t’avait incité à t’y pencher à nouveau. Tu avais bien fait. L’histoire d’amour, quoique jamais scellée, était repartie de plus belle à l’orée de l’été, parce qu’un concert exceptionnel – un de plus ! – efface délicieusement les aléas d’une carrière inégale. Oui, si Magic paraissait enregistré en pilotage automatique, il recelait quelques estimables chansons, morceaux mineurs de toutes manières inévitablement transcendés sur scène.
Sauf que là, oui, ça cloche. Elle te le fait d’ailleurs sentir en entrant dans la pièce. Dans son regard, tu
saisis bien le scepticisme que sa moue te renvoie tel un miroir. Tu balbuties que, bon, c’est le premier morceau, tu cherches des excuses à l’idole (Brendan O’Brien, un groupe vieillissant qui
est surtout bon en live, tout ça…), mais le sentiment qui te glace, c’est la honte. Ouais, la honte. Pour la première fois. Alors que tu n’as cessé depuis plus de vingt ans d’expliquer le lien
intime qui vous attache et qu’a, pertinemment décrit Laurent Chalumeau dans ce hors-série de Rolling Stone que tu as, depuis, dévoré en rentrant du festival de Clermont-Ferrand. La honte, donc,
en écoutant Bruce Springsteen qui geint sa chanson western au programme impeccable mais au déroulé pathétique. Et cela n’ira guère en s’améliorant. Comment, avec ce disque qui tourne sur la
platine, assumer sérieusement cette passion inentamée, et même récemment amplifiée, pour un artiste que tu ne connais pas, mais dont tu sais qu’il est l’un de tes meilleurs amis, un compagnon de
route qui t’est cher ?
(La honte refilée aux fans, Bruce, c’est la pire chose que tu pouvais leur faire. Enregistrer cet impensable
disque de variété internationale, comme on dit, c’est la pire trahison faite à la cause du rock’n’roll, celle que tu défendais si fort, que tu chantais si bien. Il y a plein de disques de toi que
les gens de bon goût n’aiment pas, mais, tu sais, Lucky Town et Human Touch, ils les ont usés quand même tant et bien, tandis que d’autres plongeaient la tête la première dans
le grunge et ne te retrouvaient qu’à la faveur d’un beau disque solo certifié d’emblée chef-d’œuvre absolu. Je parle de The Ghost of Tom Joad, bien sûr).
Bref, ce soir-là, tu sais que tu écoutes le pire album jamais enregistré par Bruce Springsteen et le E Street Band. Même, peut-être, le pire album jamais enregistré par une rock star de cette envergure et pourvue d’une telle crédibilité. Parce que quand Lou Reed ou Neil Young pétaient les plombs, c’était pour verser dans l’expérimental, pas pour se vautrer dans le tout-venant FM. Quand il s’achève – bien plus tard parce que finalement, avec elle, fallait pas déconner quand même, vous avez écouté Tonight de Franz Ferdinand, un disque autrement jouissif, et que tu as fini d’écouter Working on a Dream en solitaire, penaud, bien après – quand il s’achève, donc, tu n’as envie de réécouter qu’un ou deux morceaux. Tu sauverais Good Eye, blues rapeux rappelant ses prestations live en solo sur Spare Parts ou Youngtown. Voire The Wrestler, ce bonus track composé pour un film qu’il te tarde tant de voir. Un film avec Mickey Rourke, un has been magnifique.
Has been, Bruce Springsteen, lui, ne risque pas de le devenir, te dis-tu, tant la complaisance de la presse avec lui atteint des sommets aussi gerbants que les roucoulades de Patti Scialfa sur le pitoyable Queen of the Supermarket, son Je la croise tous les matins à lui. Un peu comme quand une part de la critique encensait John Carpenter ou George Romero, sur le tard, pour leurs plus mauvais films (tu sais, Vampire, Diary of the Dead, ce genre de choses…). Marrant, ce décalage entre les papiers de Rolling Stone par exemple et les descente en flamme de blogs amis. Comment peut-on, en entendant Outlaw Pete, évoquer Ennio Morricone ou Eleonor Rigby ? D’autres, que tu lis plus régulièrement, ont parlé de Kiss, voire de Jean-Jacques Goldman pour l’inepte Surprise, Surprise. Et ce sont eux, Thom, G.T., des blogueurs donc, qui ont raison. Dur de le reconnaître, mais, voilà, l’idole touche le fond.
Tu démissionnes, tu vas parler du disque, ouais, mais tu vas troquer la première personne du singulier pour une adresse posant une illusoire distance avec ce que tu écris… Personne ne sera dupe. Ce sera comme une lettre de rupture, ainsi que le disait G.T. Tu es triste… Mais, putain !, tu l’aimes toujours. Rien n’y fait. Et qu’est-ce que c’est finalement qu’un nouvel album ?! Un de plus. Il en a aligné quatre depuis 2004. Il y en aura d’autres. Il pourrait même dégainer dans la foulée un nouveau chef-d’œuvre ou offrir aux fans une tournée solo ou ce deuxième coffret d’inédits que l’on fantasme de plus en plus.
Alors, c’est qui ton chanteur préféré ? Bah ! Bruce Springsteen bien sûr !
A lire aussi, les très justes chroniques de G.T. (ici) et Thom (là)