C’était comme des retrouvailles.
Ça faisait longtemps que l’on ne s’était vus. Entre nous. Pour vous. Malgré ces beaux moments vécus ensemble par
le passé, malgré les livres des Chats Pelés, malgré cette affiche du Bout du toit trônant depuis toujours dans mon salon.
On se croisait dorénavant dans des festivals, des fêtes de l’Huma boueuses, des manifs, des rassemblements
citoyens.
La dernière fois, c’était bien déjà : dans un Bercy quasiment déserté, passé minuit, vous clôturiez une
soirée de concerts organisés et programmés par Louise Attaque…
Mais ça faisait un petit moment que je n’étais pas allé vous voir jouer à domicile. Juste vous…
Banco, nouveau disque, valait bien cela. Car il me toucha comme Le bout du toit il y a déjà
douze ans. Retour à la chanson après les embardées rock parfois brouillonnes de Fragile, ce disque en rouge et noir gâché par quelques morceaux trop ironiques mais sauvé in extremis par
les hollandais de The Ex (sur De Kracht). Oui, je dois vous l’avouer, vous aviez fini par m’ennuyer un petit peu. Ce – il n’y a pas de hasard – depuis l’inégal Qu’est-ce qu’on s'fait
chier ! Alors Banco me ravit par surprise. "Not Dead But Bien Raides", comme vous disiez aux grandes heures du rock alternatif et du premier album, celui dont les échos ne
cessent de résonner encore aujourd’hui, quand Christian troque son piano à bretelles contre sa Fender à six coups.
Oui, parce qu’il faudrait casser, une bonne fois pour toutes, cette image des Têtes Raides en groupe de chanson
réaliste. Voire passéiste. Ce n’est pas parce qu’un accordéon est souvent de la partie, parce que Christian se vêt tout de noir toujours, parce qu’il cite Robert Desnos ou Boris Vian que l’on
nage dans ce folklore rance qui nous pue au nez. Vos imitateurs, nombreux et parfois pénibles, ont un peu galvaudé votre image. Vous n’y pouvez rien. C’est bien simple : sur les blogs
consacrés au rock, vous n’existez pas. Il y a comme un malentendu. Mais vous avez toujours été rock dans le fond. Éminemment contemporains, aussi, des injustices agitant la société française.
Pourtant, le rock, il en est qui croient encore que ça ne se chante qu’en anglais et que ça ne se conjugue qu’au son des guitares électriques. Après tout, pourquoi pas. Laissons leur ces
certitudes. Ici, on n’aime pas trop les étiquettes. Et puis pourquoi, finalement, devrait-on ranger votre musique (vos musiques) dans une case dûment répertoriée ?
***
Ce qui m’étonna le plus hier soir, ce fut de constater votre capacité à renouveler
votre public (encore que vous ne fassiez rien de particulier pour cela, j’en suis sûr). Quand paraissait Les oiseaux, la grappe de collégiens et collégiennes si fébriles devant moi ne
devaient même pas être nés. Pourtant, là, dans leurs gestes malhabiles, dans leurs pogos maladroits, dans leur manière de faire bloc, soudés les uns aux autres, cherchant sans cesse dans le
regard de l’autre le miroir de leur audace autarcique, ils étaient touchants. Vraiment. Premier concert peut-être. Une sortie en groupe encore inhabituelle ? Les parents les attendaient peut-être
dehors. Qui sait... Flirt timide, baisers mouillés quand ralentissait la cadence. Alors, les Têtes Raides, groupe de lycée ? Eh bien, oui, sans doute un peu… Comme Trust ou Téléphone en leur
temps… Comme Renaud – dont vous repreniez le cinglant Hexagone lors de votre tournée précédente – dans les années 80. Rassurant, ça, finalement : les teenagers ne jurent donc pas
que par Pete Doherty. Ils aiment aussi les groupes citoyens, la littérature, les cuivres, les cordes et la poésie. Surtout, ils deviennent fous – eux aussi – quand claquent, au rappel, les
premiers accords de L’iditenté, hymne anti-cons jadis chanté avec Bertrand Cantat. Rassurant, oui, comme ce stand Act-Up que vous avez hébergé toute cette semaine au Bataclan, comme
cette femme tractant pour la manif de samedi contre la "xénophobie d’état".
Bon, il est vrai aussi – je dois vous le dire quand même – que le plus beau moment
du concert fut paradoxalement celui où l’attention générale se relâcha d’un cran : cette parenthèse lettrée de vingt minutes, où les mains devant moi se baladèrent mutines, où les corps se
rapprochèrent électriques, où l’impatience immature vint se nicher dans les creux de ces motifs rythmiques hypnotiques que vous, sur scène, vous dessiniez patiemment… Oui, pas faciles, quand on a
quinze ans, les vingt minutes de lecture de Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman. On les sentait s’agacer (mais d’autres plus âgés aussi). Ils en
profitaient pour souffler, s’adosser contre les murs du Bataclan, se frôler, se tester, et, pour les plus audacieux, s’embrasser encore. Du moment qu’ils ne piaillaient pas, qu’ils me laissaient,
moi, boire ces mots lumineux sur le fil du désespoir.
Hier, donc, certains vous découvraient sans doute.
Hier, donc, je vous retrouvais.
Et c’était bien.