Still Working on a Dream
La grande affaire, judicieusement
marketée, c’était ça : le Boss en festival, descendant pour sa seule date française de l’été dans les profondeurs de la Bretagne bretonnante, pour ces “Vieilles charrues” ayant décroché
l’année dernière le titre officieux de champion du nombre d’entrées. Un tour de force, donc, et un sacré symbole que d’avoir su attirer Bruce pour ouvrir le cru 2009 (bon courage pour trouver
l’“équivalent” en 2010 !). J’avais pour ma part déjà assisté à six concerts, dont celui du Parc des Princes du 27 juin 2008, mais j’étais excité comme un novice à l’idée de ce que donnerait
le fait de se produire dans une telle configuration, avec en face de la scène un imposant champ de trèfle (je ne suis pas très fortiche en botanique) où s’agglutinerait le public juillettiste.
Avec en tête, étrangement, une seule image mentale – celle, mythique pour moi, de la fameuse vidéo de Born to Run, avec un plan furtif absolument dément sur la profondeur de “champ”
(justement).
Et puis, comment réagirait un public qui ne serait pas forcément composé de convertis venus retrouver leur idole (quoique…), mais venu pour les groupes le précédant (assez peu, finalement, bien entendu) ou simplement pour participer à l’événement (les divertissements de ce calibre ne sont pas légion en Centre Bretagne, isn’t it !). Et puis, comment allait-on vivre la soirée sous les trombes d’eau annoncées depuis trois jours par Météo France (j’avais raté le Stade de France en 2003, et le Who’ll Stop the Rain inaugural, un souvenir absolument mémorable pour certains) ?
Pour avoir la réponse à ces anticipations, rien de tel qu’une arrivée très en avance sur le site, à l’ouverture des portes à 15h, qu’une installation stratégique à une douzaine de mètres de la scène, en léger décalage à droite, et une attente prolongée plus facile que prévue, d’autant que le ciel finistérien se montre d’une inexplicable clémence : alors que Brest est sous le déluge et que la tempête s’apprête à souffler sur Paris, Carhaix n’essuie que trois pauvres gouttes, qui ne douchent l’enthousiasme de personne. Car à 21h43, tous les membres du E-Street Band déboulent enfin du backstage, et le Boss, particulièrement affûté, lance quelques mots d’accueil, en breton svp, salue “Kawouess” (sans pour autant aucun besoin de K-Way, donc) et c’est parti…
Que dire d’autre que le miracle springsteenien de chaque soir se reproduit avec la même magie. D’emblée, un Badlands tellurique soulève les 45 000 spectateurs et humidifie les yeux, qu’on n’a pas eu le temps de sécher qu’un No Surrender saisit au cœur : comme un couillon, on pense au milieu des années 80, celles de la découverte du titre, aux potes de l’époque ou connus depuis, pour qui compte tant ce vœu – “always remember” – et qui ne sont pas là ce soir. Et ces inconnus autour de soi ne le sont plus tout à fait, dans l’euphorie qui déjà se déploie sur le corral de Kerampuilh… On en devient illico sentimental. Quel bonheur, aussi inattendu que sincère, que de voir sur la droite ces jeunes gens qui deux heures, auparavant se déchaînaient sur les morceaux des Killers (je les regardais à la fois condescendant et envieux de leur énergique insouciance, me demandant même s’ils allaient rester pour le Boss ?) être conquis sans réserve et transportés par l’énergie électrisante dégagée par Bruce. Ils reprennent les chœurs de Out in the Street, composé vingt ans avant leur naissance, et tombent sous le charme de la facétieuse version “tchou-tchou” de Johnny 99 où Bruce lance, hilare, “But what are you doing ?” à toutes ces mains qui tirent la sonnette ferroviaire… Et à gauche, cette petite famille british – des parents cool et leurs deux graciles adolescentes de filles – qui chantent de concert en échangeant des regards de délicieuse communion : complètement bouleversant… De fait, tout a l’air sublime : Outlaw Pete confirme être un solide morceau de scène alors qu’il semble un peu quelconque sur l’album, Bruce ressort Seeds dont j’ai toujours peine à associer spontanément le titre aux premières notes, et tant pis s’il ne se foule pas en ramassant les fameux cartons en enchaînant l’imparable mais habituel Tenth Avenue Freeze-Out et I’m Going Down, une drôle d’idée (mais pourquoi ne ramasses-tu pas ce Point Blank qui te tend les bras ?), mais qui résonne avec sympathie néanmoins et lui fait grand plaisir. Le Boss reste grand, généreux, et, grand sourire aux lèvres, s’amuse avec Miami Steve, met en valeur chaque membre du groupe (en tête le clavier qui a la lourde tâche de remplacer Danny Federici) et enchaîne les perles – Youngstown version “Live in NYC”, un Because the Night qui remouille le regard (y avait longtemps !), The Promised Land, The River forcément, et un Born to Run étourdissant dont le “everlasting kiss” fait chavirer chacun…
On est bien, si bien sous la nuit de Carhaix, et Bruce le premier, qui a comme tout le monde sur les grands écrans repéré un petit écriteau astucieusement estampillé “French Courtney Cox” et qui, dans le climax des rappels, vient chuchoter à l’oreille de Steve avant d’extraire d’une main solide la mignonne brunette de la foule et de la faire tourner durant quelques instants d’un Dancing in the Dark désormais si rôdé et pourtant à chaque fois irrésistible. La jeune fille se souviendra longtemps de ce jour, elle claque la bise à Bruce qui la repose délicatement derrière la barrière, comme Mary qui n’avait que dix-sept ans, pense-t-on, connement attendri. Comme on l’a été quelques instants auparavant quand fut présenté après coup l’un des jeunes musiciens débarqué sur scène pour le toujours plaisamment foutraque American Land : le fiston, rien de moins ! Papa gâteau (le sien, le nôtre) peut maintenant se payer le luxe de se casser la gueule pendant son énorme Twist and Shout, sans qu’on sache si c’est accidentel ou prévu par sa mise en scène de clown – en tout cas il s’en sert, fait le mort, attend qu’un copain du groupe lui essore son éponge magique sur la tête, se relève et reprend de plus belle : “Come on Baby, Twist and Shout”… Tu m’étonnes qu’on va t’obéir, on crie, on saute, et les deux heures trente-cinq ont filé.
On a juste envie de te taper doucement sur l’épaule, cher Bruce Frederick, et te remercier une fois de plus… On pensera un peu plus tard que tes soixante balais se profilent et qu’on n’aura peut-être plus des dizaines d’occasions de connaître ça, les vieilles charrues se feront peut-être charrette… Alors on savoure…
Christophe Chauville