- Tu ne monteras pas sur scène avec ce chapeau sur la tête. C’est hors de question.
- Je ne joue pas du rock pour m’exhiber en tee-shirt informe. Il faut être « bigger than life », mec ! Faut faire rêver les filles !
- Commence donc par les faire danser. Et puis, quoi, qu’est-ce qu’il a mon tee-shirt ?
- Eh ! bien, comment dire… Avec ce truc sur les épaules, t’es aussi mal fringué que Clapton dans les années 80. Il ne te manque que ses pantalons à pinces.
- Lui, au moins, il a écrit Layla. Toi, avec ton chapeau, t’as surtout l’air d’avoir été déterré d’un groupe de hard seventies complètement moisi.
- Et alors, c’est pas toi qui tient Child in Time pour la plus grande chanson jamais écrite ?
- Je n’ai jamais dit ça.
- Tu veux que je rase ma barbe aussi, tant que tu y es ?
- Puisque tu en parles…
- Va te faire foutre !
- En tous cas, on n’est pas au cirque, alors ta panoplie de Monsieur Loyal tu l’oublies !
- Tu préfères les tee-shirts Ramones de Julien ? Super original, ça. Tout juste imprimés pour les kids du 21e siècle avides de pseudo-vintage et de rock’n’roll attitude…
- Tu cites Johnny dans le texte maintenant ? De mieux en mieux… Julien, il fait ce qu’il veut. Derrière sa batterie, on ne le voit pas, il peut même jouer en slip… Toi, c’est différent…
- Ah ! Nous y voilà. Un bassiste ne devrait jamais piquer de sa lumière au chanteur, c’est ça ? Toi, tu n’as jamais pensé que tu pouvais un peu arranger ton look ? Si le rock n’est
pas fait pour se saper et pour se la jouer, qu’est-ce qu’on fout là ?
- La neutralité de mon apparence est un programme politique.
- Un programme politique ? Rien que ça ! Qu’est-ce qu’il exprime ton tee-shirt XXL si ce n’est que t’as un goût de chiottes et que tu arranges les couleurs aussi bien que Stevie Wonder.
Et puis tes pompes, elles sont politiquement correctes peut-être ?
- Ces chaussures, je n’ai pas attendu que les Strokes les remettent à la mode pour les porter, moi !
- Tu devrais faire un peu gaffe. Notre public n’attend pas que tu te pointes sur scène fagoté comme si tu sortais du lit. Le grunge est mort il y a quinze ans. Regarde les mômes au premier rang,
ils ont plutôt l’air de minets que de bûcherons hirsutes. Savamment décoiffés, bien rasés, tout proprets, ils sentent la savonnette et le gel capillaire !
- T’as vu comment a fini Brian Jones ? C’était le meilleur guitariste des Stones et à force de se pomponner, de se détourner de l’essentiel, c’est Keith, le tâcheron, celui qui n’arrivait
jamais à rentrer le moindre plan, qui l’a supplanté. Brian, ils l’ont viré, et tout de suite après, il est mort. On doit d’abord penser à nos compos.
- Je ne joue pas dans Sticky Feet pour ressembler à Monsieur Tout-le-monde.
- Moi, je m’en fous : si j’avais voulu faire des défilés, j’aurais fait top model !
- Top model ? Mais t’as vu ta tronche ?
- Tu ne comprendras donc jamais que ça n’a plus aucun sens de se fringuer comme Hendrix aujourd’hui ?
- Et Fancy ? L’autre soir, à l’aftershow, il m’a bien semblé que tu me disais que leur style était incroyable…
- C’est leur truc, pas le mien.
- Et Devendra, tu l’aimes bien pourtant…
- C’est sa musique que j’aime. Point.
- Tu mens. Tu rêverais de mettre du kohl, comme lui, mais tu n’oses pas.
- Je serais ridicule. Je laisse ça aux connards commerciaux qui passent à la radio. Tu veux jouer avec une guitare saupoudrée de strass comme Matthew Bellamy, toi ? Très peu pour moi. Nous, on
n’est pas là pour faire mouiller les petites filles.
- On n’est pas non plus dans la rue, mec. On est sur scène. On vend des milliers de disques, on peut faire ce qu’on veut, porter tous les masques, tous les costumes qui nous font kiffer. Il faut
en profiter.
- I’m not like everybody else, c’est ça ?
- C’est ça, sans doute…
- Bon, écoute, tu fais comme tu veux pour cette fois. De toutes façons, ce festival est pourri. Ils n'ont pas d'écran géant et la télé n’est même pas là. Mais à l’heure où on passe on va se
retrouver en plein soleil, comme hier. Toi, tu vas crever de chaud sous ton chapeau…
- Oui peut-être, je ne sais pas… Au pire, je le balance aux premiers rangs après le premier morceau.
- Pour le racheter ensuite sur eBay, comme l'autre fois ?
- J'y tenais en fait, je m'en suis souvenu après. J'avais pas réfléchi. C'était un cadeau de...
- Ne me parle pas d'elle, merci !
- (...) Tu gardes ton cuir, toi ?
- Non, je crois que je vais jouer en pantacourt.
- Et on va te confondre avec l'autre crétin du groupe de ska qui est passé tout à l’heure ! Et merde, je n'en peux plus de cette tournée. Quand est-ce qu’on retourne en studio, déjà ?