Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
20 juillet 2007 5 20 /07 /juillet /2007 22:19


Il était ridicule. Il le savait. Elle ne le lui disait pas mais il le lisait dans ses yeux. Il avait bien noté la moue qui avait barré son visage la première fois qu’il avait mentionné la cape. Pourtant, il allait le faire avant de disparaître à nouveau. Elle ne pouvait pas comprendre : c’était sa revanche. Ils avaient voulu son retour. Ils en auraient pour leur argent. Depuis quatre mois, le mythe paradoxal – celui que l’absence avait érigé et entretenu – était mort. Il avait rejoint le troupeau des has been. Il se savait pathétique, au fond, alors autant massacrer ce retour avec panache. Puisqu’il ne pouvait plus se planquer derrière son image, il allait s’y vautrer dans cette vulgarité de saison.
Il n’était plus l’heure de tergiverser. Le Président souhaitait se hisser dans l’intimité des stars. C’était lui-même un people, plus à sa place sous la lumière des projecteurs que dans l’ombre des tractations diplomatiques. Il en était lui aussi à signer des autographes, alors autant le contenter, lui montrer surtout qui, des deux, était la vraie star. Quitte à casser cette image de type apolitique qu’il se trimballait depuis si longtemps.
Il jouait avec le feu, il s’en doutait. L'autre avait même voulu donner son avis sur la setlist du concert. Ce type ne manquait pas d’air. Il n’avait jamais vu ça. Mais il était demeuré si longtemps dans l’ombre, il avait été si souvent donné pour mort qu’il n’avait rien dit. L’occasion était trop belle. Il ne devait pas la gâcher. On avait même obtenu que le concert soit retransmis en direct sur une chaîne hertzienne, sans la moindre coupure publicitaire. Ils voulaient des tubes, ces cons, il allait leur en donner. Des « gold » à la pelle, rien que ça. Ça valait bien un feu d’artifice.
Ajustant sa cape devant le miroir, il vit, l’espace d’un instant dans le reflet, le frêle jeune homme qui grattait quarante ans plus tôt sa guitare sur les marches de Montmartre. Il tressaillit, remit ses lunettes, arrangea ses cheveux, ça allait mieux. Ses fans lui pardonneraient, ils lui pardonnaient tout. Il suffisait de lire les encouragements sur son site. Il n’avait même plus besoin de bidonner les commentaires dans le forum, l’hypnose collective était totale. Ceux qui pensaient qu’il n’avait jamais été aussi bon qu’avant 1973 n’avaient jamais rien compris. D’ailleurs, sans doute n’étaient-ils même pas nés alors…
Un 14 juillet. Le symbole était trop beau. Il l’avait tellement dit qu’il voulait faire de son retour un événement, qu’il voulait jouer là où personne n’avait jamais chanté. Les rumeurs les plus folles avaient circulé. Et le jour J, au début du mois de mars, personne n’avait relevé à quel point revenir dans cette immense salle polyvalente du douzième arrondissement jurait avec l’image qu’il s’était ingénié à bâtir depuis tant d’années.
Cette fois-ci, c’était encore un peu raté, il ne serait pas le premier à chanter là, mais quand même, ça avait de la gueule. C’était autre chose que ces interchangeables Zéniths de province où se mélangeaient les souvenirs depuis de si longues semaines. Revenir là, face à la Tour Eiffel, pour effacer trente années d’exil, pour vaincre cette peur tenace qui lui avait bouffé tant d’années de créativité, il aurait dû jubiler. Revenir en conquérant, entrer en scène sur les trois accords merdiques qui l’avaient rendu outrageusement célèbre, c’était sa piteuse revanche. Quand il montrait son cul sur une affiche ou une érection magnifique planquée sous un chapeau au début des années 70, il faisait scandale. Mais ce jour-là, en passant sur ses épaules la cape aux couleurs de son pays, il savait bien que le geste était dérisoire, qu’il avait rejoint les rangs de la normalité et que le beatnik qu’il chantait jadis lui aurait désormais craché à la gueule.
Il le lui rendait bien d’ailleurs.
Cette cape, elle avait quand même un avantage : elle dissimulait l’embonpoint qu’il ne réussissait plus à dompter. Il se demanda s’il la garderait pendant tout le show. Impossible : au piano, elle le gênerait, elle risquerait d’entraver ses mouvements.
Il sentait qu’il abdiquait, que quelque chose, avec son retour, s’était définitivement brisé. Peut-être aurait-il dû annuler au dernier moment, afin de raviver le mystère, afin d’être à nouveau raccord avec l’image et les rumeurs véhiculées depuis si longtemps. Tant d’esprits chagrins avaient prédit qu’il ne viendrait pas. Il ne pouvait pas leur donner raison. Cette fois, il aurait tout perdu. Elle y compris.
Donc il était venu. Et désormais, il enquillait les dates. Contre toute attente, la tournée marchait tellement bien que les directeurs artistiques de la maison de disques se contrefoutaient désormais de ses nouveaux morceaux. C’était même devenu un sujet embarrassant. Avec les journalistes aussi. Il sentait bien que tous avaient plutôt envie de l’enfermer dans une tournée sans fin où, tel un forçat de la variété française, il ne cesserait de chanter les mêmes chansons, ses « plus grands succès ». Ad libitum. Jusqu’à la nausée.
Le freluquet à la guitare sèche avait envie de vomir. Le sexagénaire musculeux rajusta ses lunettes. Au moins, ça lui évitait de se regarder dans le blanc des yeux.
En posant sur la table sa carte toute neuve de ce nouveau parti politique, il eut l’idée d’un bon mot. Il n’allait pas lui souhaiter bonne chance, il allait lui dire « merde » au Président. Ça, c’était fort. Subversif, juste comme il faut…


Deux heures plus tard, lorsque le chanteur souhaita au président nouvellement élu d’emmener les Français au Paradis « de leur vivant », l’ex fan des sixties saisit la télécommande et éteignit rageusement le téléviseur. Il resta quelques instant immobile, suspendu entre colère et stupéfaction. Puis il se leva lentement de son fauteuil et s’approcha de l’étagère garnie de plusieurs centaines de 33 tours. Ils étaient tous là. Vestiges d’une jeunesse vécue dans l’adoration de la pop anglaise et de dimanches récents gâchés aux Puces, dans les conventions de disques et dans tant de brocantes. Son regard glissa jusqu’aux albums rangés à la lettre P, juste avant la série des Procol Harum. Il effleura l’enregistrement de 73, celui où le chanteur posait au verso assis dans une rue de New York. Pour la première fois, rien au monde ne l’aurait décidé à placer ce disque-là sur la platine. Par la fenêtre, il voyait les éclats du feu d’artifice se découper dans le ciel. Décidément, il était temps de passer à autre chose.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

A
Outre sa qualité, ce texte m'angoisse de façon plus générale : comment seront mes héros du moment dans 35 ans ? Et surtout, comment les regarderai-je ?
Répondre
S
Merci pour le compliment, jdm. A bientôt.
Répondre
J
Un texte, Ska ! comme on aime en lire et comme on aimerait en écrire.<br /> Juste ces quelques mots pour te dire qu\\\'un visiteur muet en général demeure attentif à ton site (j\\\'apprécie tes commentaires chez G.T. sur art-rock.over-blog).<br /> @+
Répondre
A
hello ska, beau texte. l\\\'amertume au bout du sillon... <br /> est-ce l\\\'Amérique qui l\\\'a dégravé  celui-là? ou aurait-ce été pareil de par chez vous, en France? me demande bien ce qu\\\'en a pensé un type comme Christophe, tiens., par exemple. ..
Répondre
S
Michel Polnareff ? Mais de qui parlez-vous donc tous ?Merci beaucoup mxmm, rodolphe et arbobo. A vrai dire, j'hésitais un peu à mettre en ligne ce texte. Comme quoi...StephA ---> de Clint Eastwood, on sait déjà qu'il est de droite. Tu n'as donc pas à craindre ce genre de mauvaise surprise. ;-)John Steed ---> encore merci pour ce dimanche à la campagne... sans une (fausse) note de Polna d'ailleurs... :-)
Répondre

7and7is : les livres

Recherche Sur 7And7Is

Archives Récentes

Articles Récents

  • Jacques Higelin (6 avril 2018...)
    Quitte à passer pour un monomaniaque springsteenien, on pourrait commencer par écrire, volontairement hors-sujet, que quiconque n'a jamais vu sur scène Jacques Higelin ne peut comprendre la ferveur, la fidélité animant son public, et la générosité qu’il...
  • Christine, le retour (... de John Carpenter)
    Video directed by John Carpenter. The theme for "Christine" is available as a part of John Carpenter's 'Anthology: Movie Themes 1974-1998,' out October 20 on Sacred Bones Records. Preorder: http://hyperurl.co/Anthology Director: John Carpenter Producer:...
  • Souvenirs de Twin Peaks
    Année scolaire 1990/91. Elle commence par un film, elle finit par une série. Je suis au lycée, en première. Cette année scolaire-là, ça ne trompe pas, je rencontre deux amis qui comptent encore aujourd'hui parmi mes plus chers. Et par ricochet deux autres,...
  • Dans le viseur de John McTiernan
    A cat, a sniper... What could possibly go wrong? Watch the new Tom Clancy's Ghost Recon Wildlands Live action trailer. Available on March 7th, 2017 on PS4, XBOX ONE and PC Register for the Beta on http://www.ghostrecon.com/betacat and be the first to...
  • La basse de Simon Gallup et autres considérations...
    Quelques souvenirs épars du concert de The Cure à l'Accor Hotel Arena mardi 15 novembre... La basse de Simon Gallup (dont le nom aux sonorités élastiques le définit si bien) qui, sur un Primary nerveux, fait vraiment trembler l’Accor Hotel Arena... Friday...
  • Sur une réouverture...
    Ainsi, on l’a appris ce matin, Sting jouera le 12 novembre, veille de la date-anniversaire que l’on sait, au Bataclan. Sting, c’est bien, c’est un symbole fort, un artiste « populaire », une star, l’ancien leader de... Police (ce qui, ironiquement, devrait...
  • Tim Burton, celui qui se souvient de ses vies antérieures
    À propos de Miss Peregrine et les enfants particuliers, de Tim Burton À défaut d’être un grand film (il n’en a pas signé depuis vingt ans, n’en signera sans doute plus), le nouveau Tim Burton est, une fois n’est pas coutume, un objet passionnant, paradoxal,...
  • City Lights de Michel Gondry, Eloge de la candeur
    A propos de City Lights, un clip de Michel Gondry pour The White Stripes Quand on regarde le nouveau clip de Michel Gondry réalisé pour les White Stripes (ou plutôt, pour être juste, pour l’album rétrospectif et acoustique de Jack White, sorti la semaine...
  • Bruce Springsteen & the E Street Band, Accor Hotel Arena, 11/07/2016
    C’est à croire qu’il se passera presque toujours quelque chose d’exceptionnel à un concert de Bruce Springsteen avec le E Street Band, un truc singulier qui fera qu’on s’en souviendra très précisément à chaque fois. En 2003, au Stade de France, c’était...
  • Y retourner...
    Je sais, on ne se parlait plus trop ces derniers temps. Mais hier soir, il faut que je vous dise, je suis retourné à un concert. Un concert sans interruption, sans balles qui claquent et sans odeur de poudre. Et si mes oreilles ont sifflé encore un peu...