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29 septembre 2006 5 29 /09 /septembre /2006 18:04

LET'S DANCE
(texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma)

Il va de soi que "ça danse" dans le clip. Pour le meilleur et pour le pire. Trop souvent, les clips se résument à une prestation en play-back accompagnée par les mouvements mécaniques de danseurs ou danseuses dont l’art se trouve ravalé au rang de papier peint pour vidéos en mal d’inspiration. Pour de mauvaises raisons, la danse s’apparente alors à un filet de sécurité, l’agitation chorégraphique donnant l’impression qu’il se passe quelque chose dans le plan, apportant une plus-value athlétique, quoi qu’il arrive, que la chanson soit bonne ou médiocre...

Des comédies musicales révolutionnaires de Michael Jackson (Thriller, Bad) aux automates animés par Michel Gondry (Around the World pour Daft Punk) en passant par les chorégraphies des Britney, Christina, Kylie et consorts, il semblerait que la mise en images d’une chanson "dansante" ne puisse se passer de son pendant gymnique. Mais, pour un Michael Jackson réellement inventif, combien d’interprètes pour qui la danse, la performance physique, l’obligatoire chorégraphie, viennent masquer pauvreté musicale ou absence d’imagination ? Il en va du clip comme de la scène, où la scénographie, le déploiement de moyens, d’écrans, d’artifices et d’effets pyrotechniques, viennent souvent masquer la vacuité du spectacle.

Débauche d’émissions dites "de variétés" où s’agitent danseurs et danseuses venant artificiellement dynamiser une chanson. Montages frénétiques venant morceler le corps des danseurs et niant leurs mouvements, leur inscription dans l’espace. Face à cette pénible standardisation chorégraphique, Around the World, le clip de Michel Gondry pour Daft Punk, en 1997, prenait un sens tout particulier. Les danseurs - déguisés en robots, en squelettes, en momies, etc. - y étaient réduits au rang d’automates mus par les pulsations d’une musique synthétique renvoyant la chorégraphie à son statut automatique, préformaté. Chaque groupe symbolisait visuellement les instruments utilisés au moment où ceux-ci se manifestaient. Les uns pour les basses, d’autres pour la batterie, pour les guitares, pour les voix vocoderisées, etc. Dans ce clip, l’usage du plan séquence et du plan large permettait d’appréhender spatialement la musique, de donner un équivalent visuel aux différentes pistes utilisées par la table de mixage (tout comme Star Guitar construirait, quatre ans plus tard, un paysage purement musical dont l’architecture obéirait exclusivement aux variations rythmique du morceau des Chemical Brothers). Pour Gondry, la danse a ainsi à voir avec la scène et le plan-séquence : "La danse dans les clips, c’est un mensonge. Une chorégraphie se voit comme un opéra, en un plan large. On ne regarde pas une chorégraphie pour voir le visage du danseur, ses expressions (...). Le travail des chorégraphes contemporains est passionnant : c’est de l’architecture en mouvement, on construit des formes avec des corps humains, on les fait évoluer... Je n’aime pas les choses où l’on sort ses tripes. Je n’ai pas envie d’être exposé à tout un flot d’émotions. Je préfère que l’émotion vienne de moi, quand je suis devant quelque chose qui est complètement unique et dont je suis le témoin. Donc, les clips à la Janet Jackson ou à la Paula Abdul ne m’intéressent pas, il y a trop de gros plans et un montage trop rapide. Pour ma part, je souhaitais ouvrir le cadre et filmer des chorégraphies qui, comme celle pour Daft Punk, fonctionnaient en un seul plan" (Bref n°60).

Pourtant, une question se pose. Qu’un disque provoque l’envie de danser ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais un clip nous transmet-il cette envie ? Bref, peut-on danser dans la télé et danser devant sa télé ? Rien de commun (à part chez des enfants singeant des chorégraphies vues à la télé) entre la danse telle qu’on peut l’appréhender individuellement et les chorégraphies subies à longueur de clips. Pour danser chez soi ou dans une fête, il suffit d’un disque, d’une platine, d’un baladeur numérique. Pas besoin du stimulus visuel de danseurs professionnels (pour nous dire ce qu’il faut faire ou qu’il est temps de danser).

L’expérience "personnelle" et intime de la danse, c’est celle que le clip de Praise you, qu’a réalisé Spike Jonze avec la complicité de Roman Coppola, met en avant. Devant la file d’attente d’un cinéma, un homme sans look, accompagné de six comparses, enclenche son ghetto-blaster et se lance dans une chorégraphie approximative au rythme du frénétique morceau de Fatboy Slim. Pirouettes, sauts, mouvements disgracieux, tentatives de smurf, tout y passe, sous les yeux éberlués des badauds. Ces danseurs du dimanche, c’est le Torrance Community Dance Group, une troupe d’amateurs adeptes du happening menée par un certain Richard Koufey. La danse, telle qu’on l’envisage ici, est totalement déshinibée. Elle quitte les plateaux télés pour investir la rue. Et, surtout, elle replace l’envie, la pulsion, au centre des débats. Koufey danse parce qu’il en a besoin, c’est peut-être un exutoire. Dans Praise you, on danse n’importe comment, ou plutôt comme on le sent, sans aucune règle préétablie, ce qui fait de ce clip un formidable pied de nez aux chorégraphies télévisuelles sans saveur.

Si la notion de chorégraphie demeure toutefois bien présente (les danseurs ne font pas n’importe quoi et tentent quand même - certes maladroitement - d’être coordonnés), Richard Koufey, le leader, semble toujours au bord de lâcher les autres. Boule d’énergie mue par la musique, il redonne à la danse son caractère de nécessité. D’ailleurs, quand un vigile vient couper le son du ghetto-blaster, on sent bien que c’est grave. Non seulement parce que le clip s’arrête, mais surtout parce que l’on interrompt alors Koufey dans un élan vital. Encouragé par les badauds qui se prennent au jeu, il réenclenchera d’ailleurs la lecture du cd et reprendra son spectacle improvisé sans qu’on ne l’arrête plus.

Praise You s’oppose ainsi au Weapon of Choice que réalisera Jonze deux ans plus tard pour le même Fatboy Slim : dans ce clip, fameux pour la prestation dansée de Christopher Walken, la manière d’appréhender la danse se rapprochera de la façon dont on l’envisage dans le cadre de la comédie musicale classique (Walken ayant d’ailleurs répété quatre jours avec un chorégraphe professionnel). Praise you, au contraire, refuse de faire appel à des professionnels, se passe d’un plateau clinquant pour préférer la captation brute, en vidéo, dans la rue, façon "caméra cachée".

Dans la logique classique du clip, la bande de Koufey est constituée d’imposteurs. Praise you nargue les convenances et c’est cette liberté qui le rend si jubilatoire. Cette logique d’imposture est aussi tout à fait logique pour un morceau faisant d’un "sample" sa base, sa fondation. Tout comme Norman Cook s’approprie une chanson qui n’est pas la sienne (Take Yo Praise de Camille Varborough), c’est ici une troupe de danseurs qui met la main sur le morceau de Fatboy Slim pour en faire le support de leur délire chorégraphique. La démarche apporte une salutaire fraîcheur à la musique du "Funk Soul Brother". Car si Norman Cook est le brillant ingénieur du son qui livra aux dancefloors ce disque énorme qu’est You’ve Come a Long Way, Baby, sa musique est aujourd’hui prisonnière de formules et revoir le clip de Praise you - mais aussi d’autres - rappelle à quel point l’image participa grandement de son succès.

Pourtant - et c’est là que le clip est le plus passionnant - le Torrance Community Dance Group n’existe pas. Richard Koufey non plus. Le danseur fou de Praise you n’est autre que... Spike Jonze lui-même. Et les autres danseurs sont des professionnels qui ont été engagés pour les besoins du clip. L’histoire était trop belle. Tout cela n’était qu’un gigantesque canular et les cameramen qui filmèrent la performance durent en fait s’immiscer parmi les passants, tels des touristes, sans se faire remarquer. L’imposture n’était pas juste celle d’amateurs s’arrogeant le droit de créer un spectacle de rue non autorisé, c’était encore plus la gigantesque farce faite à l’industrie du disque par un réalisateur décidément très inspiré...

Mais, finalement, tout cela ne change rien au fond de l’affaire : car ce qu’on voit dans le clip, ce sont bien des danseurs non-homologués s’incrustant dans le morceau d’un Fatboy Slim consentant pour faire, par ce cheval de Troie, l’assaut de MTV. Belle ironie : Praise you reçut en effet, en 1999, le MTV Award de la meilleure chorégraphie et du meilleur vidéo clip de l’année. Récompenses qui valurent à la troupe de Koufey/Jonze de reproduire leur hésitante chorégraphie sur scène, en direct et devant des millions de téléspectateurs. Jonze ne pouvant être à la fois sur scène (dans le rôle de Koufey) et dans la salle (en tant que réalisateur nominé), c’est son complice Roman Coppola qui monta chercher le trophée. Un regret ? Dans ce glissement du clip à la scène, les amateurs paraissaient être récupérés par l’institution. Torrance Rises (un documentaire présent sur le dvd des clips de Spike Jonze) relate cette consécration réjouissante qui permit à la blague de trouver son couronnement dans le parasitage de la cérémonie distribuant les bons points du bon goût clipesque. Le plus drôle, trois ans plus tard, c’est que Praise you fut élu meilleure vidéo musicale de tous les temps par les spectateurs de MTV...

De la rue au clip MTV, c’est le cheminement (la descente aux Enfers ?) que l’on retrouve pour les danseurs de "krump" entre Rize, le film du photographe David La Chapelle, et le récent Hung up de Madonna (ici). C’est La Chapelle (qui avait, dans son documentaire, plutôt bien rendu justice à la danse des ghettos) qui devait réaliser Hung up avant de se désister. Si l’on ne retrouve pas dans la vidéo de Madonna le réalisateur de Rize, on y reconnaît par contre un certain nombre de protagonistes du long métrage. Du documentaire au clip, pourtant, leur danse atypique s’est trouvée bel et bien récupérée par l’industrie.

Hung Up repose sur un montage parallèle plutôt basique : d’un côté, une danseuse anonyme s’entraînant seule dans un studio de danse (Madonna herself), de l’autre, les jeunes danseurs de rue sur leur territoire. En un improbable remake de Saturday Night Fever (référence disco logique pour un morceau qui pompe Abba sans vergogne), Madonna, aux deux tiers du clip, termine sa chorégraphie, débutée dans le studio, dans une discothèque. La danse se transporte donc du lieu d’exécution hésitante (là où elle était seule, où elle devait apporter son propre lecteur cd) à un espace où la chanteuse/danseuse se met en scène et devient le point de convergence des regards (la plateforme de la boîte de nuit). Fini de jouer : l’anonyme danseuse redevient la superstar Madonna et supplante nettement les jeunes danseurs de krump dont on se demande finalement à quoi il servit de les filmer... Hung Up paraît réaffirmer les vertus de l’improvisation sauf que, bien évidemment, il n’y a pas plus fabriquée que cette chorégraphie se donnant des airs de liberté, sans jamais atteindre à celle - réelle - de Richard Koufey. Car le plus beau dans le clip de Spike Jonze était bien là : par le truchement d’un personnage fictif idéalisé, il redonnait surtout une juste place aux auditeurs, aux fans, à ceux qui dansent sur les chansons parce qu’ils les aiment, et non pas parce qu’ils y sont tenus par contrat...
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commentaires

S
Eh bien, repasse quand tu veux Alf. Moi, je vais de ce pas faire un tour sur ton blog...
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A
Hello Ska<br /> Encore plus fort que je ne croyais le clip de Praise You... Beau pied de nez à tous finalement... Premier passage sur ton blog fort intéressant. A l'année prochaine alors ;-)
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S
Merci. Around the World, c'était la grande époque de Gondry, avant que ses trucs deviennent un peu trop systématiques (voir La science des rêves...).
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A
Chapeau Ska ! Très instructif comme article, j'ai pris un grand plaisir à regarder le clip d'"Around the world" d'un oeil complètement neuf, j'avais l'impression de ne jamais l'avoir vu !
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