6 septembre 2006
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L’ANGOISSE DE LA POPSTAR EN SON MIROIR
(texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma)
« Beau oui comme Bowie », faisait chanter Serge Gainsbourg à Isabelle Adjani. En 1999, dans le clip de Thursday’s Child, David Bowie est-il toujours si beau ? Saisi du syndrome Clint Eastwood, le voici mis en scène en homme vieillissant, laissant apparaître ses rides, ses doutes et, surtout, sa peur de ne plus être aimé, lors d’une scène domestique laissant loin derrière le souvenir des flamboyances « glam » des seventies. Dans sa salle de bains, face à un miroir, Bowie s’observe. En fond sonore, une chanson - Thursday’s Child donc - accompagne cette prise de conscience du temps qui passe, sans que l’on sache vraiment si celui que l’on voit à l’écran est bien l’interprète du titre ou un nouveau personnage que jouerait le chanteur.
Bientôt pourtant, l’image que lui renvoie le miroir n’est plus tout à fait la sienne, elle se désynchronise donnant à voir celui qu’il fut trente ans auparavant. Mais cet Ennemi dans la glace - pour reprendre le titre d’une belle chanson d’Alain Chamfort - est-ce vraiment lui ? Et cette jeune fille mutine qui, de l’autre côté du miroir, le regarde amoureusement, est-ce bien la version rajeunie de cette femme qui, juste à côté, ôte ses lentilles de contact sans plus faire attention à lui ?
Avec Thursday’s Child ce n’est évidemment pas la première fois que Bowie se confronte à son image ou à la fabrication d’un double. La pochette de l’album Hours, d’où est tiré ce morceau, figure elle-même une sorte de piéta où Bowie s’est à nouveau dédoublé. Et, même si l’on en est proche, ce clip n’annonce pas non plus tout à fait le principe de démultiplication décliné quatre ans plus tard dans la fameuse publicité pour Vittel. Dans celle-ci, au son d’une chanson opportunément intitulée Never Get Old, Bowie croisera en effet chez lui autant de clones correspondant aux multiples incarnations de sa longue carrière. Il réendossera pour la marque d’eau minérale les costumes et maquillages portés dix, vingt, trente ans auparavant, alors que le jeune homme auquel il est confronté dans Thursday’s Child ne porte pas de masque. Cette fois, pas de personnage à jouer pour mettre à distance les effets du temps qui passe.
Dans Thursday’s Child, le personnage rajeuni est incarné par un comédien qui ne lui ressemble même pas, une sorte de fantôme inexpressif et inquiétant au visage lisse, bien trop lisse. Ici, la confrontation avec celui que l’on fut ne se joue pas sur le mode de la farce et du clin d’œil (cf Vittel) mais correspond plutôt à une véritable dépossession de l’être. Elle est même plus inquiétante encore car, définitivement, pour Bowie comme pour le téléspectateur, l’image renvoyée par le miroir ce n’est pas lui !
Succédant aux clips réalisés par Sam Bayer et Floria Sigismondi - où Bowie portait à chaque fois un nouveau masque, trônant au milieu d’images hautement esthétiques en une sorte d’hyper-incarnation de lui-même - l’album Hours signifiait pour le chanteur un retour à la simplicité d’arrangements pop abandonnant les sophistications des machines et des ordinateurs. Depuis cette époque, d’ailleurs, remarquons qu’il n’est plus looké comme il le fut jusqu’alors. Il apparaît désormais, en interview ou en concert, plutôt simplement, tel qu’on pourrait l’imaginer au quotidien. Thursday’s Child correspondrait alors à un tournant, à une transition, dans la mise en scène de la figure Bowie. Celui-ci serait avant tout le clip émouvant d’un artiste qui n’est plus si sûr de plaire, celui d’un sex-symbol abordant ici le thème bien peu sexy de la routine dans le couple et du vieillissement du sentiment. Ce retrait, cette mise à distance de son image de superstar, est telle qu’il faut bien préciser que Bowie n’apparaît d’ailleurs pas vraiment ici en tant que chanteur.
Et justement cette vidéo m’avait d’abord marqué par son mixage et par sa manière inhabituelle de faire passer la musique au second plan (comme si le passage obligé du film promotionnel était devenu un prétexte pour exprimer, via l’image, quelque chose de bien plus profond). Si le reflet que renvoie le miroir n’est pas synchrone avec le présent, il en va de même de la chanson et de son interprète. Devant la glace, tandis que la radio diffuse le morceau, Bowie se tient immobile, silencieux. Libéré de la nécessité du playback, l’artiste semble las, il ne fait même plus l’effort de chanter, ne cherche plus à donner l’illusion du live. Après quelques secondes, le voici pourtant qui chantonne quelques bribes de paroles. À contretemps, absent, voire légèrement faux. La désynchronisation entre la chanson et la voix du personnage, la part grandissante des bruitages recouvrant la musique (un robinet qui coule) traduisent à quel point, plus que la performance de l’artiste (le tout-venant du clip), c’est ici l’image et le scénario qui comptent le plus.
Jamais depuis Da Funk de Daft Punk et ses bruitages urbains recouvrant la musique, un clip n’avait été si ouvertement contre-productif. A-t-on, pour preuve, souvent entendu dans un clip la toux du comédien-chanteur se superposer à la mélodie ? Très concrètement, le morceau Thursday’s Child est intégré au récit comme n’étant rien d’autre qu’une chanson pop passant à la radio tandis que l’on fait autre chose. Bref, si on y regarde de plus près, ce clip commercialement suicidaire vend un single dont on nous suggère qu’il n’est qu’un bruit de fond que l’on fera taire en tournant l’interrupteur du poste de radio (tâche incombant, de manière symbolique, à la femme qui, en l’éteignant, oblige Bowie à se taire, suspend le clip et du même coup le cours de sa rêverie). Back to Reality, pour reprendre le titre du dernier album de Bowie...
Alors sans doute fallait-il en passer par là pour nous faire oublier la classe innée de l’artiste et nous permettre de croire en cet homme flippant de se voir si vieux en son miroir, en cette popstar mélancolique consciente que son âge d’or est passé et qu’elle n’est plus qu’un produit parmi d’autres. Toutefois, on ne pourra faire l’économie d’un détour par Oscar Wilde même si l’on sait à quel point la comparaison entre l’auteur de Space Oddity et Dorian Gray est devenue un lieu commun encouragé tant par d’incessantes transformations physiques (le rôle de vampire qu’il tint en 1983 dans Les Prédateurs de Tony Scott par exemple) que par un film de fan comme le Velvet Goldmine de Todd Haynes. Toujours est-il que ce clip vient directement travailler cette analogie tout en l’inversant. Bowie ne croit plus à l’éternelle jeunesse.
Le miroir - tel un film, une photo, un vidéo-clip, bref comme tout support d’enregistrement - conserve l’image de sa jeunesse, mais David Bowie, lui, vieillit bel et bien. Fini le temps de la science-fiction et de la jeunesse éternelle pour Ziggy Stardust, l’homme qui venait d’ailleurs. Rien à dissimuler ici. Pas de portrait à cacher puisque aucun pacte faustien ne vient préserver du vieillissement les traits de la star. Étrangement, Outside et Earthling, les derniers grands albums de Bowie, ont plus de dix ans. Est-il nécessaire de préciser que tous deux ont été enregistrés avant ce Thursday’s Child ?
Les Bandes du sous-sol :
http://www.objectif-cinema.com/article.php3?id_article=3431
(texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma)
« Beau oui comme Bowie », faisait chanter Serge Gainsbourg à Isabelle Adjani. En 1999, dans le clip de Thursday’s Child, David Bowie est-il toujours si beau ? Saisi du syndrome Clint Eastwood, le voici mis en scène en homme vieillissant, laissant apparaître ses rides, ses doutes et, surtout, sa peur de ne plus être aimé, lors d’une scène domestique laissant loin derrière le souvenir des flamboyances « glam » des seventies. Dans sa salle de bains, face à un miroir, Bowie s’observe. En fond sonore, une chanson - Thursday’s Child donc - accompagne cette prise de conscience du temps qui passe, sans que l’on sache vraiment si celui que l’on voit à l’écran est bien l’interprète du titre ou un nouveau personnage que jouerait le chanteur.
Bientôt pourtant, l’image que lui renvoie le miroir n’est plus tout à fait la sienne, elle se désynchronise donnant à voir celui qu’il fut trente ans auparavant. Mais cet Ennemi dans la glace - pour reprendre le titre d’une belle chanson d’Alain Chamfort - est-ce vraiment lui ? Et cette jeune fille mutine qui, de l’autre côté du miroir, le regarde amoureusement, est-ce bien la version rajeunie de cette femme qui, juste à côté, ôte ses lentilles de contact sans plus faire attention à lui ?
Avec Thursday’s Child ce n’est évidemment pas la première fois que Bowie se confronte à son image ou à la fabrication d’un double. La pochette de l’album Hours, d’où est tiré ce morceau, figure elle-même une sorte de piéta où Bowie s’est à nouveau dédoublé. Et, même si l’on en est proche, ce clip n’annonce pas non plus tout à fait le principe de démultiplication décliné quatre ans plus tard dans la fameuse publicité pour Vittel. Dans celle-ci, au son d’une chanson opportunément intitulée Never Get Old, Bowie croisera en effet chez lui autant de clones correspondant aux multiples incarnations de sa longue carrière. Il réendossera pour la marque d’eau minérale les costumes et maquillages portés dix, vingt, trente ans auparavant, alors que le jeune homme auquel il est confronté dans Thursday’s Child ne porte pas de masque. Cette fois, pas de personnage à jouer pour mettre à distance les effets du temps qui passe.
Dans Thursday’s Child, le personnage rajeuni est incarné par un comédien qui ne lui ressemble même pas, une sorte de fantôme inexpressif et inquiétant au visage lisse, bien trop lisse. Ici, la confrontation avec celui que l’on fut ne se joue pas sur le mode de la farce et du clin d’œil (cf Vittel) mais correspond plutôt à une véritable dépossession de l’être. Elle est même plus inquiétante encore car, définitivement, pour Bowie comme pour le téléspectateur, l’image renvoyée par le miroir ce n’est pas lui !
Succédant aux clips réalisés par Sam Bayer et Floria Sigismondi - où Bowie portait à chaque fois un nouveau masque, trônant au milieu d’images hautement esthétiques en une sorte d’hyper-incarnation de lui-même - l’album Hours signifiait pour le chanteur un retour à la simplicité d’arrangements pop abandonnant les sophistications des machines et des ordinateurs. Depuis cette époque, d’ailleurs, remarquons qu’il n’est plus looké comme il le fut jusqu’alors. Il apparaît désormais, en interview ou en concert, plutôt simplement, tel qu’on pourrait l’imaginer au quotidien. Thursday’s Child correspondrait alors à un tournant, à une transition, dans la mise en scène de la figure Bowie. Celui-ci serait avant tout le clip émouvant d’un artiste qui n’est plus si sûr de plaire, celui d’un sex-symbol abordant ici le thème bien peu sexy de la routine dans le couple et du vieillissement du sentiment. Ce retrait, cette mise à distance de son image de superstar, est telle qu’il faut bien préciser que Bowie n’apparaît d’ailleurs pas vraiment ici en tant que chanteur.
Et justement cette vidéo m’avait d’abord marqué par son mixage et par sa manière inhabituelle de faire passer la musique au second plan (comme si le passage obligé du film promotionnel était devenu un prétexte pour exprimer, via l’image, quelque chose de bien plus profond). Si le reflet que renvoie le miroir n’est pas synchrone avec le présent, il en va de même de la chanson et de son interprète. Devant la glace, tandis que la radio diffuse le morceau, Bowie se tient immobile, silencieux. Libéré de la nécessité du playback, l’artiste semble las, il ne fait même plus l’effort de chanter, ne cherche plus à donner l’illusion du live. Après quelques secondes, le voici pourtant qui chantonne quelques bribes de paroles. À contretemps, absent, voire légèrement faux. La désynchronisation entre la chanson et la voix du personnage, la part grandissante des bruitages recouvrant la musique (un robinet qui coule) traduisent à quel point, plus que la performance de l’artiste (le tout-venant du clip), c’est ici l’image et le scénario qui comptent le plus.
Jamais depuis Da Funk de Daft Punk et ses bruitages urbains recouvrant la musique, un clip n’avait été si ouvertement contre-productif. A-t-on, pour preuve, souvent entendu dans un clip la toux du comédien-chanteur se superposer à la mélodie ? Très concrètement, le morceau Thursday’s Child est intégré au récit comme n’étant rien d’autre qu’une chanson pop passant à la radio tandis que l’on fait autre chose. Bref, si on y regarde de plus près, ce clip commercialement suicidaire vend un single dont on nous suggère qu’il n’est qu’un bruit de fond que l’on fera taire en tournant l’interrupteur du poste de radio (tâche incombant, de manière symbolique, à la femme qui, en l’éteignant, oblige Bowie à se taire, suspend le clip et du même coup le cours de sa rêverie). Back to Reality, pour reprendre le titre du dernier album de Bowie...
Alors sans doute fallait-il en passer par là pour nous faire oublier la classe innée de l’artiste et nous permettre de croire en cet homme flippant de se voir si vieux en son miroir, en cette popstar mélancolique consciente que son âge d’or est passé et qu’elle n’est plus qu’un produit parmi d’autres. Toutefois, on ne pourra faire l’économie d’un détour par Oscar Wilde même si l’on sait à quel point la comparaison entre l’auteur de Space Oddity et Dorian Gray est devenue un lieu commun encouragé tant par d’incessantes transformations physiques (le rôle de vampire qu’il tint en 1983 dans Les Prédateurs de Tony Scott par exemple) que par un film de fan comme le Velvet Goldmine de Todd Haynes. Toujours est-il que ce clip vient directement travailler cette analogie tout en l’inversant. Bowie ne croit plus à l’éternelle jeunesse.
Le miroir - tel un film, une photo, un vidéo-clip, bref comme tout support d’enregistrement - conserve l’image de sa jeunesse, mais David Bowie, lui, vieillit bel et bien. Fini le temps de la science-fiction et de la jeunesse éternelle pour Ziggy Stardust, l’homme qui venait d’ailleurs. Rien à dissimuler ici. Pas de portrait à cacher puisque aucun pacte faustien ne vient préserver du vieillissement les traits de la star. Étrangement, Outside et Earthling, les derniers grands albums de Bowie, ont plus de dix ans. Est-il nécessaire de préciser que tous deux ont été enregistrés avant ce Thursday’s Child ?
Les Bandes du sous-sol :
http://www.objectif-cinema.com/article.php3?id_article=3431