6 septembre 2006
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ÉLOGE DU FRANCHISSEMENT
(texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma)
On ne compte plus les clips alternant artificiellement scènes de concert et mini-fictions
glissées par la grâce du montage dans les détours de la captation. Pesant b-a-ba du clip, l’alternance entre une musique jouée live (ou faisant semblant de l’être) et une fiction n’ayant souvent
pas grand rapport avec le morceau concerné s’apparente fréquemment au symptôme par lequel des réalisateurs de clips trahissent un assez répandu complexe d’infériorité vis-à-vis du septième
art.
Dans ce registre, on relève essentiellement deux cas de figure. Le premier : pour le meilleur et souvent pour le pire, l’artiste est aussi acteur de la fiction qui vient habiller son clip, celle-ci se transformant dès lors en une sorte de comédie musicale hybride où le playback s’érige en passage obligé et où l’interprète se retrouve tiraillé entre son tout nouveau statut de personnage de fiction et celui de performer auquel il est plus habitué. Le deuxième, plus courant : l’artiste ne fait rien d’autre que ce qu’il a à faire tandis que des acteurs professionnels s’ébrouent dans un simulacre de court métrage artificiellement greffé aux pulsations rythmiques du morceau. Dans ce second cas, l’usage du montage parallèle s’impose souvent comme une sorte de degré zéro de l’inventivité, le procédé renvoyant aux années 80, aux balbutiements d’un genre se rêvant en long métrage sans pour autant oser se débarrasser de la figure de l’interprète. Cette hésitation qui fut le lot du clip durant de nombreuses années, la musique électronique allait permettre de s’en affranchir dès le milieu des années 90. Avec elle, dès lors que les musiciens redevenaient anonymes, la dimension narrative caressée par de nombreux réalisateurs pouvait en effet se déployer sans complexes (cf Da Funk de Daft Punk évoqué ici il y a quelques mois).
Pourtant, nombreuses demeurent les vidéos empêtrées dans ce paradoxe. Elles ont ceci d’intéressant que leur refus d’établir un contact entre les deux champs - ou, au contraire, leur manière d’y parvenir - permet de pointer l’une des principales problématiques auquel se trouve confronté un réalisateur de clips.
Dans cette tension entre appel de la fiction et nécessité de filmer les artistes, les clips de Sonic Youth proposent une troisième voie stimulante. Dans Corporate Ghost, le dvd regroupant leurs vidéos, les membres du groupe se présentent presque toujours instruments à la main. Jamais ils n’endossent un autre rôle que le leur. L’inverse eut été difficile tant ce sont bien des teenagers qui tiennent presque systématiquement les rôles principaux de leurs clips... Sur le fil de ce déséquilibre lié à la volonté de filmer à la fois le groupe et une certaine jeunesse américaine, beaucoup de leurs vidéos paraissent donc appartenir au champ honni dans lequel les musiciens jouent en toile de fond d’une fiction à laquelle le réalisateur accorde toute son attention. Elles se rangeraient sans ambiguïté dans cette catégorie où les rôles sont clairement délimités et où le caractère fictionnel est pris en charge par des comédiens et non par le groupe. Pourtant, à y regarder de plus près, rien n’est moins sûr. Car les clips de Dirty Boots et de 100%, tous deux réalisés par Tamra Davis, évoquent justement cette tension en mettant en scène deux situations correspondant à cette délicate répartition, à ce vertigineux équilibre entre fiction et enregistrement.
On trouve tout d’abord dans ces deux vidéos une même distribution des rôles et un semblable balancement entre musique et fiction. D’un côté, Tamra Davis y filme le groupe dans ses œuvres (assumant le registre du live, de la musique, de la captation) ; de l’autre elle y met en scène de jeunes fans (assumant le registre du jeu, du cinéma et de la narration). Mais ces deux facettes sont toujours liées : s’ils racontent une histoire et alternent classiquement les deux registres, on retrouve ici la volonté que l’histoire soit bel et bien reliée à une situation musicale crédible. Bref, si l’on entend le groupe, c’est bien parce que les protagonistes se trouvent dans le même lieu que lui. Dans Dirty Boots, l’histoire se déroule ainsi pendant un concert... de Sonic Youth. Dans 100%, même si quelques flashbacks narratifs nous détournent de la prestation de Sonic Youth, c’est dans une maison où squattent une bande de jeunes skateurs que la formation de Thurston Moore se produit le plus naturellement du monde. D’un clip à l’autre, la scène où joue le groupe s’est transportée de la salle de spectacle traditionnelle au salon d’une maison de la classe moyenne. Ce qu’il faut relever avec 100%, c’est qu’en substituant au disque que l’on laisse tourner sur la platine du salon le groupe en chair et en os, sur place, la réalisatrice a fait de Sonic Youth une sorte de formation rock de proximité grâce à laquelle paraissent s’effacer les frontières entre fans et artistes.
Cette familiarité avec les musiciens à laquelle rêve tout un chacun lors d’un concert de rock, 100% en prend donc acte d’emblée (dès le début du morceau, le groupe appartient au cadre domestique, l’espace scénique n’existe plus), alors que le clip de Dirty Boots, deux ans plus tôt, ne faisait que le préparer.
L’action de Dirty Boots se déroule pendant un concert, lieu traditionnel d’exécution de la musique rock. L’espace filmé se répartit entre la scène et la salle. Ce morceau condense en réalité, en quelques minutes, les différentes phases d’un concert du point de vue du public : l’arrivée dans le lieu, l’excitation montant peu à peu, l’entame du spectacle, son crescendo. Le nombre de plans consacrés au public est au moins double au temps de présence effectif de Sonic Youth à l’image. Si ce clip est narratif, dire qu’il raconte une histoire bien précise serait exagéré. S’y distinguent très vite deux couples : d’un côté, une jeune adolescente aux yeux maquillés de noir portant un tee-shirt Nirvana et un teenager aux cheveux longs ; de l’autre, un peu plus âgés, une métisse et un jeune homme à casquette orange plutôt entreprenant. Les deux adolescents ne se connaissent pas, ils se voient de loin, se sourient. Les deux autres, à l’inverse, nous sont présentés flirtant langoureusement près du stand de tee-shirts. Les premiers sont d’abord là pour la musique, la présence de l’autre ne les distrayant d’abord que très peu du concert. Le second couple ne fait, lui, guère attention au groupe, s’affalant sur le stand de produits dérivés siglés « Sonic Youth » au grand désespoir du vendeur. En un mouvement parfaitement symétrique, les uns vont se rapprocher grâce aux oscillations de la foule tandis que les autres vont se séparer, se disputer et finir par suivre le concert chacun de leur côté.
Ce qui nous importe ici, c’est comment se distribue - via la mise en espace - ce qui tient du récit résumé ci-dessus et ce qui a trait, plus directement, à la prestation du groupe. Trois minutes durant, l’espace paraît strictement délimité : la scène/la salle. Ça ne se mélange pas, le montage alternant les plans sur les musiciens avec d’autres sur la foule des spectateurs. Si les têtes ou les mains des fans apparaissent parfois en amorce des plans sur les musiciens, le rapprochement entre les adolescents et le groupe se fait surtout indirectement, d’abord par le biais du montage et, plus précisément, grâce à de belles surimpressions les plaçant dans la même image.
Si les deux espaces ne communiquent pas, on sait bien pourtant, aujourd’hui, que le franchissement est devenu pratique courante lors des concerts de rock. La pratique du « crowd surfing », où les fans les plus téméraires grimpent sur scène et s’en élancent pour être portés à bout de bras par le public en témoigne régulièrement (le clip de Dirty Boots est d’ailleurs l’un des premiers à avoir montré cela). Ce ne sont pas seulement les spectateurs qui peuvent ainsi casser la répartition topographique de la salle de concert. Certains chanteurs (Didier Wampas, Mathias Malzieu de Dionysos) ont pris l’habitude de plonger dans la fosse et de se laisser ainsi porter par leurs fans. À côté de ces incursions intempestives, certains artistes ont aussi mis en place, de manière moins spontanée, des moments où le franchissement par les spectateurs est autorisé. Ainsi, lors de leur dernière tournée, Iggy Pop & The Stooges ou Beck faisaient-ils monter sur scène quelques dizaines d’entre eux pour la durée d’un ou deux morceaux. Chez Beck, même, les plus téméraires étaient encouragés, à s’approprier les instruments délaissés (deuxième batterie, tambourin, etc.) et à accompagner le groupe.
En 1984, dans un fameux clip de Bruce Springsteen réalisé par Brian de Palma (ici), la toute jeune Courteney Cox venait in fine rejoindre le « Boss » sur scène pour danser avec lui au rythme du tube Dancing in the Dark. C’est, étrangement, à ce clip un rien démagogique que l’on pense en voyant celui de Dirty Boots. On y retrouve un même parfum d’années 80 et surtout une semblable répartition entre espace de la fiction (celui où se tient la comédienne) et espace scénique (celui où Springsteen interprète le morceau).
Si c’est la vedette qui, ici, brise la frontière, c’est de leur propre chef que les deux adolescents de Dirty Boots finissent par grimper sur scène. Dans Dancing in the Dark, Springsteen finissait par danser avec Courteney Cox alors que Sonic Youth ne prête pas la moindre attention à la présence des deux adolescents (ce n’est pas encore le « groupe de proximité » montré par le clip de 100%...). Surtout, si danser avec l’idole correspond à l’accomplissement d’un rêve pour le personnage de Courteney Cox, les deux adolescents ne grimpent, chez Sonic Youth, sur la scène que pour se retrouver hors de la cohue, échapper au pogo qui les éloigne l’un de l’autre, et enfin échanger un baiser. Cette différence est de taille car, dans le clip de Tamra Davis, contrairement à celui réalisé par de Palma, les deux camps ne se rencontrent pas vraiment, ne communiquent pas. S’ils finissent par occuper le même espace, on ne mélange tout de même pas les comédiens avec les musiciens. La preuve ? Nos deux amoureux, enfin rassemblés, sont illico expulsés de la scène par deux roadies.
Le lien entre le public et l’artiste paraît donc moins problématique chez Springsteen. Logique tant son image est celle d’un artiste proche du peuple et tant Sonic Youth véhicule, à l’inverse, celle de musiciens arty et intellos. Le franchissement n’est pas, dans le clip de Springsteen, de l’ordre de l’intrusion. Pourtant, à y regarder de plus près, tout, dans la mise en scène, dénonce le caractère profondément artificiel de cette généreuse posture (les vidéos n’ayant d’ailleurs jamais été le fort de Springsteen). Pendant les deux tiers de la chanson, le réalisateur n’a en fait d’yeux que pour la superstar. Le public - masse informe - n’a droit à aucune considération, il n’est absolument pas filmé. Le « Boss » semble regarder chacun(e) de ses fans dans les yeux, mais de Palma s’interdit les contrechamps. Tout juste voit-on parfois, en amorce du plan, les bras tendus en l’air des groupies... Il faudra en fait attendre plus de deux minutes pour que la multitude soit identifiée par le joli minois de Courteney Cox. Et ce n’est que pour les vingt dernières secondes du morceau (durant le solo de saxophone du second rôle Clarence Clemons, quand Bruce ne chante plus), que la traversée du miroir aura lieu et qu’elle sera autorisée à le rejoindre sur scène. Certes, le fading et le fondu au noir sur lesquels se conclue le clip suggèrent que la danse continue au-delà des images, mais le franchissement s’apparente ici à une simple chute, telle celles que l’on plaque artificiellement sur de mauvais courts métrages. Aux antipodes de ce clip où de Palma se range ouvertement du côté de la star, contre un public uniquement destiné à le mettre en valeur (à chaque stade, sa jolie spectatrice élue pour la soirée, imagine-t-on...), les teenagers et l’ambiance dans la salle sont bien ce qui intéresse le plus Tamra Davis.
Enfin, si Sonic Youth reste sourd à la romance naissant sous son déluge de décibels, le lien entre les musiciens et les fans passera pourtant in extremis dans les dernières secondes. Exit les deux adolescents amoureux, fausse piste d’un récit qui leur accordait jusqu’alors les premiers rôles. Plutôt que par l’intrusion de spectateurs dans l’espace réservé au groupe, la communication entre la scène et la salle se fera par là où l’on ne l’attendait pas : à la toute fin du morceau, le batteur jette une de ses baguettes dans le public. Celle qui la réceptionne n’est autre que la jeune métisse que la réalisatrice avait abandonné deux minutes plus tôt pour se concentrer sur l’idylle naissante des deux adolescents. Le contact enfin établi entre une spectatrice et le groupe, s’il se fait par le truchement d’un simple objet, n’en est alors que plus crédible. Lié à un geste ritualisé (le lancer de baguette), il abolit la séparation spatiale scène/salle qui prévalait durant tout le clip pour conclure sur un sourire qui, cette fois, n’a plus rien de factice ni d’improbable.
Les Bandes du sous-sol :
http://www.objectif-cinema.com/article.php3?id_article=3709
Dans ce registre, on relève essentiellement deux cas de figure. Le premier : pour le meilleur et souvent pour le pire, l’artiste est aussi acteur de la fiction qui vient habiller son clip, celle-ci se transformant dès lors en une sorte de comédie musicale hybride où le playback s’érige en passage obligé et où l’interprète se retrouve tiraillé entre son tout nouveau statut de personnage de fiction et celui de performer auquel il est plus habitué. Le deuxième, plus courant : l’artiste ne fait rien d’autre que ce qu’il a à faire tandis que des acteurs professionnels s’ébrouent dans un simulacre de court métrage artificiellement greffé aux pulsations rythmiques du morceau. Dans ce second cas, l’usage du montage parallèle s’impose souvent comme une sorte de degré zéro de l’inventivité, le procédé renvoyant aux années 80, aux balbutiements d’un genre se rêvant en long métrage sans pour autant oser se débarrasser de la figure de l’interprète. Cette hésitation qui fut le lot du clip durant de nombreuses années, la musique électronique allait permettre de s’en affranchir dès le milieu des années 90. Avec elle, dès lors que les musiciens redevenaient anonymes, la dimension narrative caressée par de nombreux réalisateurs pouvait en effet se déployer sans complexes (cf Da Funk de Daft Punk évoqué ici il y a quelques mois).
Pourtant, nombreuses demeurent les vidéos empêtrées dans ce paradoxe. Elles ont ceci d’intéressant que leur refus d’établir un contact entre les deux champs - ou, au contraire, leur manière d’y parvenir - permet de pointer l’une des principales problématiques auquel se trouve confronté un réalisateur de clips.
Dans cette tension entre appel de la fiction et nécessité de filmer les artistes, les clips de Sonic Youth proposent une troisième voie stimulante. Dans Corporate Ghost, le dvd regroupant leurs vidéos, les membres du groupe se présentent presque toujours instruments à la main. Jamais ils n’endossent un autre rôle que le leur. L’inverse eut été difficile tant ce sont bien des teenagers qui tiennent presque systématiquement les rôles principaux de leurs clips... Sur le fil de ce déséquilibre lié à la volonté de filmer à la fois le groupe et une certaine jeunesse américaine, beaucoup de leurs vidéos paraissent donc appartenir au champ honni dans lequel les musiciens jouent en toile de fond d’une fiction à laquelle le réalisateur accorde toute son attention. Elles se rangeraient sans ambiguïté dans cette catégorie où les rôles sont clairement délimités et où le caractère fictionnel est pris en charge par des comédiens et non par le groupe. Pourtant, à y regarder de plus près, rien n’est moins sûr. Car les clips de Dirty Boots et de 100%, tous deux réalisés par Tamra Davis, évoquent justement cette tension en mettant en scène deux situations correspondant à cette délicate répartition, à ce vertigineux équilibre entre fiction et enregistrement.
On trouve tout d’abord dans ces deux vidéos une même distribution des rôles et un semblable balancement entre musique et fiction. D’un côté, Tamra Davis y filme le groupe dans ses œuvres (assumant le registre du live, de la musique, de la captation) ; de l’autre elle y met en scène de jeunes fans (assumant le registre du jeu, du cinéma et de la narration). Mais ces deux facettes sont toujours liées : s’ils racontent une histoire et alternent classiquement les deux registres, on retrouve ici la volonté que l’histoire soit bel et bien reliée à une situation musicale crédible. Bref, si l’on entend le groupe, c’est bien parce que les protagonistes se trouvent dans le même lieu que lui. Dans Dirty Boots, l’histoire se déroule ainsi pendant un concert... de Sonic Youth. Dans 100%, même si quelques flashbacks narratifs nous détournent de la prestation de Sonic Youth, c’est dans une maison où squattent une bande de jeunes skateurs que la formation de Thurston Moore se produit le plus naturellement du monde. D’un clip à l’autre, la scène où joue le groupe s’est transportée de la salle de spectacle traditionnelle au salon d’une maison de la classe moyenne. Ce qu’il faut relever avec 100%, c’est qu’en substituant au disque que l’on laisse tourner sur la platine du salon le groupe en chair et en os, sur place, la réalisatrice a fait de Sonic Youth une sorte de formation rock de proximité grâce à laquelle paraissent s’effacer les frontières entre fans et artistes.
Cette familiarité avec les musiciens à laquelle rêve tout un chacun lors d’un concert de rock, 100% en prend donc acte d’emblée (dès le début du morceau, le groupe appartient au cadre domestique, l’espace scénique n’existe plus), alors que le clip de Dirty Boots, deux ans plus tôt, ne faisait que le préparer.
L’action de Dirty Boots se déroule pendant un concert, lieu traditionnel d’exécution de la musique rock. L’espace filmé se répartit entre la scène et la salle. Ce morceau condense en réalité, en quelques minutes, les différentes phases d’un concert du point de vue du public : l’arrivée dans le lieu, l’excitation montant peu à peu, l’entame du spectacle, son crescendo. Le nombre de plans consacrés au public est au moins double au temps de présence effectif de Sonic Youth à l’image. Si ce clip est narratif, dire qu’il raconte une histoire bien précise serait exagéré. S’y distinguent très vite deux couples : d’un côté, une jeune adolescente aux yeux maquillés de noir portant un tee-shirt Nirvana et un teenager aux cheveux longs ; de l’autre, un peu plus âgés, une métisse et un jeune homme à casquette orange plutôt entreprenant. Les deux adolescents ne se connaissent pas, ils se voient de loin, se sourient. Les deux autres, à l’inverse, nous sont présentés flirtant langoureusement près du stand de tee-shirts. Les premiers sont d’abord là pour la musique, la présence de l’autre ne les distrayant d’abord que très peu du concert. Le second couple ne fait, lui, guère attention au groupe, s’affalant sur le stand de produits dérivés siglés « Sonic Youth » au grand désespoir du vendeur. En un mouvement parfaitement symétrique, les uns vont se rapprocher grâce aux oscillations de la foule tandis que les autres vont se séparer, se disputer et finir par suivre le concert chacun de leur côté.
Ce qui nous importe ici, c’est comment se distribue - via la mise en espace - ce qui tient du récit résumé ci-dessus et ce qui a trait, plus directement, à la prestation du groupe. Trois minutes durant, l’espace paraît strictement délimité : la scène/la salle. Ça ne se mélange pas, le montage alternant les plans sur les musiciens avec d’autres sur la foule des spectateurs. Si les têtes ou les mains des fans apparaissent parfois en amorce des plans sur les musiciens, le rapprochement entre les adolescents et le groupe se fait surtout indirectement, d’abord par le biais du montage et, plus précisément, grâce à de belles surimpressions les plaçant dans la même image.
Si les deux espaces ne communiquent pas, on sait bien pourtant, aujourd’hui, que le franchissement est devenu pratique courante lors des concerts de rock. La pratique du « crowd surfing », où les fans les plus téméraires grimpent sur scène et s’en élancent pour être portés à bout de bras par le public en témoigne régulièrement (le clip de Dirty Boots est d’ailleurs l’un des premiers à avoir montré cela). Ce ne sont pas seulement les spectateurs qui peuvent ainsi casser la répartition topographique de la salle de concert. Certains chanteurs (Didier Wampas, Mathias Malzieu de Dionysos) ont pris l’habitude de plonger dans la fosse et de se laisser ainsi porter par leurs fans. À côté de ces incursions intempestives, certains artistes ont aussi mis en place, de manière moins spontanée, des moments où le franchissement par les spectateurs est autorisé. Ainsi, lors de leur dernière tournée, Iggy Pop & The Stooges ou Beck faisaient-ils monter sur scène quelques dizaines d’entre eux pour la durée d’un ou deux morceaux. Chez Beck, même, les plus téméraires étaient encouragés, à s’approprier les instruments délaissés (deuxième batterie, tambourin, etc.) et à accompagner le groupe.
En 1984, dans un fameux clip de Bruce Springsteen réalisé par Brian de Palma (ici), la toute jeune Courteney Cox venait in fine rejoindre le « Boss » sur scène pour danser avec lui au rythme du tube Dancing in the Dark. C’est, étrangement, à ce clip un rien démagogique que l’on pense en voyant celui de Dirty Boots. On y retrouve un même parfum d’années 80 et surtout une semblable répartition entre espace de la fiction (celui où se tient la comédienne) et espace scénique (celui où Springsteen interprète le morceau).
Si c’est la vedette qui, ici, brise la frontière, c’est de leur propre chef que les deux adolescents de Dirty Boots finissent par grimper sur scène. Dans Dancing in the Dark, Springsteen finissait par danser avec Courteney Cox alors que Sonic Youth ne prête pas la moindre attention à la présence des deux adolescents (ce n’est pas encore le « groupe de proximité » montré par le clip de 100%...). Surtout, si danser avec l’idole correspond à l’accomplissement d’un rêve pour le personnage de Courteney Cox, les deux adolescents ne grimpent, chez Sonic Youth, sur la scène que pour se retrouver hors de la cohue, échapper au pogo qui les éloigne l’un de l’autre, et enfin échanger un baiser. Cette différence est de taille car, dans le clip de Tamra Davis, contrairement à celui réalisé par de Palma, les deux camps ne se rencontrent pas vraiment, ne communiquent pas. S’ils finissent par occuper le même espace, on ne mélange tout de même pas les comédiens avec les musiciens. La preuve ? Nos deux amoureux, enfin rassemblés, sont illico expulsés de la scène par deux roadies.
Le lien entre le public et l’artiste paraît donc moins problématique chez Springsteen. Logique tant son image est celle d’un artiste proche du peuple et tant Sonic Youth véhicule, à l’inverse, celle de musiciens arty et intellos. Le franchissement n’est pas, dans le clip de Springsteen, de l’ordre de l’intrusion. Pourtant, à y regarder de plus près, tout, dans la mise en scène, dénonce le caractère profondément artificiel de cette généreuse posture (les vidéos n’ayant d’ailleurs jamais été le fort de Springsteen). Pendant les deux tiers de la chanson, le réalisateur n’a en fait d’yeux que pour la superstar. Le public - masse informe - n’a droit à aucune considération, il n’est absolument pas filmé. Le « Boss » semble regarder chacun(e) de ses fans dans les yeux, mais de Palma s’interdit les contrechamps. Tout juste voit-on parfois, en amorce du plan, les bras tendus en l’air des groupies... Il faudra en fait attendre plus de deux minutes pour que la multitude soit identifiée par le joli minois de Courteney Cox. Et ce n’est que pour les vingt dernières secondes du morceau (durant le solo de saxophone du second rôle Clarence Clemons, quand Bruce ne chante plus), que la traversée du miroir aura lieu et qu’elle sera autorisée à le rejoindre sur scène. Certes, le fading et le fondu au noir sur lesquels se conclue le clip suggèrent que la danse continue au-delà des images, mais le franchissement s’apparente ici à une simple chute, telle celles que l’on plaque artificiellement sur de mauvais courts métrages. Aux antipodes de ce clip où de Palma se range ouvertement du côté de la star, contre un public uniquement destiné à le mettre en valeur (à chaque stade, sa jolie spectatrice élue pour la soirée, imagine-t-on...), les teenagers et l’ambiance dans la salle sont bien ce qui intéresse le plus Tamra Davis.
Enfin, si Sonic Youth reste sourd à la romance naissant sous son déluge de décibels, le lien entre les musiciens et les fans passera pourtant in extremis dans les dernières secondes. Exit les deux adolescents amoureux, fausse piste d’un récit qui leur accordait jusqu’alors les premiers rôles. Plutôt que par l’intrusion de spectateurs dans l’espace réservé au groupe, la communication entre la scène et la salle se fera par là où l’on ne l’attendait pas : à la toute fin du morceau, le batteur jette une de ses baguettes dans le public. Celle qui la réceptionne n’est autre que la jeune métisse que la réalisatrice avait abandonné deux minutes plus tôt pour se concentrer sur l’idylle naissante des deux adolescents. Le contact enfin établi entre une spectatrice et le groupe, s’il se fait par le truchement d’un simple objet, n’en est alors que plus crédible. Lié à un geste ritualisé (le lancer de baguette), il abolit la séparation spatiale scène/salle qui prévalait durant tout le clip pour conclure sur un sourire qui, cette fois, n’a plus rien de factice ni d’improbable.
Les Bandes du sous-sol :
http://www.objectif-cinema.com/article.php3?id_article=3709