24 août 2006
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20:40
SABOTAGES : DE LA B.O. AU CLIP
(texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma)
Le flirt du clip avec le long métrage s’exprime, on le sait, de bien des manières. A côté des clips se rêvant en film de cinéma, des chanteurs convoquant des cinéastes chevronnés (John Landis ou Martin Scorsese pour Michael Jackson), de ceux se payant une star pour une apparition de luxe (Weapon of Choice de Spike Jonze avec Christopher Walken), il est un genre bien particulier qui regroupe les vidéos de morceaux utilisés pour la bande originale d’un long métrage.
Ici, pas de faux-semblants, le clip ne se contente plus de faire de l’œil au cinéma puisqu’il se met directement au service de celui-ci. On pourrait d’ailleurs dire de ces clips qu’ils s’apparentent souvent à de longues bande-annonces de quatre minutes destinées non plus aux salles mais aux chaînes de télévision. Tributaires d’un lourd cahier des charges, ils se contentent généralement d’alterner des extraits du film en question avec des plans de coupe du chanteur ou du groupe que l’on s’efforcera de placer - c’est la moindre des choses - dans un décor évoquant un tant soit peu le long métrage (souvenons-nous, par exemple, des riches heures du Top 50 et du clip de l’éphémère groupe Berlin pour Top Gun). Dans ce cas, plus que jamais, la nature promotionnelle de la bande s’impose puisqu’il s’agit de vendre à travers la diffusion d’icelle deux produits : plus seulement un "single", mais aussi un long métrage.
Un tel frottement entre la chanson et le cinéma peut aussi - même si cela est plus rare - donner lieu à des clips assez réjouissants, où le réalisateur réussit à s’affranchir de la commande pour parasiter les images issues du long. Celui de Michel Gondry pour Light and Day de The Polyphonic Spree en fournit un bel exemple. Encore que, le passage de Eternal Sunshine of the Spotless Mind au clip de The Polyphonic Spree étant pris en charge par un même réalisateur, le dérapage demeure, ici, très contrôlé... Les premières secondes, durant l’intro du morceau, ne consistent d’abord qu’en un remontage de plans-clés du film. En soi, ce n’est pas très intéressant. Tout change, pourtant, quand commence soudain la partie chantée : alors que l’on s’apprêtait à zapper, c’est une autre bouche - celle du chanteur justement - qui se greffe, par le truchement des trucages, sur le visage de Jim Carrey. Cette bouche grossièrement incrustée sur des gros plans de l’acteur (puis sur les visages d’autres protagonistes et même sur des éléments du décor soudain anthropomorphisés) rappelle le "chewing gum chantant" filmé par Roman Coppola pour Playgound Love, le morceau que Air composa pour Virgin Suicides, le film de sa sœur Sofia. Dans ces deux cas assez remarquables, alors que les images du long se succèdent de manière classique, un élément étranger (une bouche appartenant à un autre, un chewing gum posé au bord d’une assiette) prend en charge l’énonciation des paroles de la chanson. Si la vidéo se met très clairement au service du long métrage, ces clips, en choisissant un moyen détourné pour évoquer les chanteurs (le pluriel étant particulièrement important pour la formation chorale qu’est The Polyphonic Spree), finissent par nous rappeller que, B.O. ou pas, il s’agit avant tout de musique, de groupes et de chansons.
Dans deux autres clips nous intéressant ce mois-ci, nous allons voir comment le parasitage du cinéma par le clip peut aussi venir de corps étrangers - ceux d’un groupe "néoromantique" des années 80 ou celui d’un chanteur gothique contemporain - s’invitant dans les images d’un film préexistant...
A View to a Kill de Duran Duran fut composé pour le James Bond intitulé en France Dangereusement vôtre. La série des Bond a ceci de particulier que, en plus des musiques orchestrales composées par John Barry, on y fait appel, pour chaque épisode, à un nouvel artiste interprétant la chanson-titre, celle-là même qui accompagne le générique dont la charte graphique - inoubliable - fut imaginée pour l’éternité par Maurice Binder. Même si l’on sollicite à chaque fois un interprète différent, ces chansons sont, d’un film à l’autre, presque toujours composées avec l’ex-mari de Jane Birkin, garant du style musical ayant en partie forgé le mythe "bondien" (même s’il existe quelques exceptions comme Live and Let Die écrite par Paul McCartney). Oeuvres de commande, ces morceaux, suivant systématiquement la longue séquence de pré-générique qui lance chaque épisode, portent toujours le même titre que le long métrage, ce qui trahit le peu de liberté dont bénéficient les artistes et l’obligation qui leur est faite de rentrer dans la ligne mélodique d’une longue série de chansons dont certaines sont devenues des classiques. Dans cette charte musicale rigoureuse, les cuivres tonitruants et les inclinaisons "soul" seront recommandés, tandis que les guitares électriques et les velléités rock seront considérées avec plus de méfiance. Alternent alors, d’un film à l’autre, le pire (Goldeneye par Tina Turner, Tomorrow Never Dies par Sheryl Crow) et le meilleur (Goldfinger ou Diamonds are Forever par Shirley Bassey). Mais, finalement, que retient-on des pires James Bond sinon leur chanson-titre ?
A View to a Kill est contemporain de l’essor du vidéo-clip. Logique alors que, dans un souci de modernité, les producteurs de la série inspirée par le héros de Ian Fleming aient fait appel à un groupe phare de la pop du début des années 80. Quand est mis en chantier Dangereusement vôtre, Duran Duran est au faîte de sa gloire, propulsé sur les cîmes du succès grâce à de jolies coiffures ( !) se combinant à un soin tout particulier accordé à l’image. Les clips de Duran Duran - à commencer par l’extraordinaire Wild Boys - firent les beaux jours de MTV et permirent une fructueuse collaboration entre le groupe et le réalisateur australien Russell Mulcahy, celui-là même qui allait faire croire aux ados d’alors (via deux films aujourd’hui fort datés : Razorback et Highlander) que le cinéma allait radicalement se transformer au contact du vidéo-clip. On sait qu’il n’en fut rien et que la carrière de Mulcahy, de Ricochet en Résurrection, ne fut ensuite qu’un bien triste naufrage.
Le clip accompagnant la chanson A View to a Kill, tourné par Kevin Godley et Lol Creme, bien après les dernières prises de vues de Dangereusement vôtre, ne déroge pas à la règle numéro un des clips liés à une bande originale en intégrant le groupe dans l’environnement du quatorzième James Bond. Ici, c’est notre bonne vieille Tour Eiffel, siège de la scène d’action la plus mémorable du film, qui accueille le groupe. Les cinq membres de Duran Duran y jouent - plus ou moins bien - les rôles d’espions aux troubles desseins. L’un se trouve dans un camion, sorte d’antre "mabusienne" d’où il commande les événements et les actions de ses comparses. John Taylor, le bassiste à gueule d’ange, rôde, peu gracieux et mal à l’aise, au premier étage. Nick Rhodes, lui, a troqué son clavier contre un appareil-photo et, dans un improbable pastiche du David Hemmings de Blow Up, fait mine de photographier une jeune modèle prenant la pose sur les escaliers métalliques. Quant au leader du groupe, Simon Le Bon, coiffé d’un béret militaire ridicule et casque sur les oreilles, il surveille les alentours avec entre les mains un walkman qui s’avérera être une télécommande servant à déclencher différentes explosions. S’intercalent, entre ces apparitions pleines d’humour, des plans prélevés au vrai Dangereusement vôtre, où Roger Moore poursuit Grace Jones dans les escaliers du monument parisien. Par le jeu du montage, les deux registres fictionnels interfèrent, un coup de feu de Bond claquant juste à côté d’un Simon Le Bon qui, dans le clip, commande lui-même les explosions d’un film dans lequel il ne figure pourtant pas. Bond, omniprésent d’habitude, n’est plus qu’un figurant. Le rôle principal glisse, en toute logique, sur les épaules de Simon Le Bon qui ira même, dans la toute dernière séquence, quand la musique s’estompe, jusqu’à piquer la réplique la plus célébre de l’agent-secret britannique ("My name is Bond... James Bond"), la transformant sans vergogne en un malicieux : "My name is Le Bon... Simon Le Bon".
Le groupe n’est plus dans son rôle habituel. Nous ne sommes plus face à des musiciens, mais face à des espions, qu’on se le dise ! De manière significative, dialogues et "sound design" (explosions, coups de feu, etc.) recouvrent souvent la musique. A l’inverse du clip de The Reflex, il ne s’agit plus du tout, pour les réalisateurs, de mettre en valeur les compétences des musiciens via la captation d’une performance. Au contraire, le clip-même redouble le statut de bande-son intrinsèquement lié à la chanson A View to a Kill. Quitte à être les "produits dérivés" d’un énième Bond, les cinq musiciens s’arrogent ici un pouvoir qu’ils ne devraient pas avoir en parasitant en toute impunité Dangereusement vôtre. La contamination de l’univers "bondien" par les espions venus de la new wave est telle, d’ailleurs, que même la pochette du 45 tours détourne l’iconographie de la série pour transformer le fameux logo de "007" avec les initiales du groupe formant un "DD7" de circonstance.
Dans les dernières secondes du clip, pourtant, le seul et unique James Bond Theme de Monty Norman se fraye un chemin dans les arrangements synthétiques très années 80 : il se retrouve superposé à la chanson de Duran Duran par le truchement d’un personnage d’accordéoniste aveugle adossé à un pillier de la Tour Eiffel. Les quelques notes qu’il joue sur son clavier agissent un peu comme un sample inattendu de la vraie bande "originale" permettant de réaffirmer où l’on se trouve et qui mène la barque. Ironiquement, c’est dès que retentissent ces quatre notes que l’on sait les espions de pacotille condamnés. Le clip peut alors s’achever sur l’explosion de la Tour Eiffel et, surtout, sur l’accidentelle autodestruction des imposteurs.
A bien y réfléchir, cette rencontre entre 007 et Duran Duran paraît logique dans ce qu’elle traduit des logiques commerciales présidant aux destinées de la série et à l’élaboration d’un tel groupe. Ancêtres des "boys band", les minets de Duran Duran - ceux-là même qui, quelques années plus tôt, chantaient les Girls on Film - se devaient de rencontrer ce tombeur de Bond. Groupe à formule pour film à formule : au formatage musical auquel sacrifie le groupe répondent des trames narratives et des figures répétées d’un film à l’autre selon un schéma immuable. On notera aussi que le goût du groupe pour l’univers des sérials n’était pas nouveau puisqu’il s’était baptisé ainsi d’après le nom d’un personnage de Barbarella, le film de Roger Vadim. En engageant Duran Duran, les producteurs de Bond draguaient un public de teenagers qu’un Roger Moore fatigué ne pouvait plus guère exciter. Au final, c’était une bonne opération pour les deux camps : rajeunissement pour la franchise (qui intégrait aussi Christopher Walken, icône de la modernité hollywoodienne, à son casting) et confrontation valorisante, pour le groupe, à un monument de la culture pop britannique.
Changement d’ambiance, d’époque, mais même problématique avec un morceau de Marylin Manson enregistré pour la bande originale de Not Another Teen Movie (bêtement titré Sex Academy en France...). Ici, il ne s’agit pas, comme pour A View to a Kill, d’une chanson spécialement composée pour un long métrage, mais d’une reprise, ce qui a son importance. En effet, Marylin Manson, qui n’en est pas à un paradoxe près, est tellement passé maître dans la réinvention de morceaux connus que certaines de ces reprises sont plus attendues à ses concerts que ses propres compositions (il n’est pas hasardeux que l’on parle de "covers" en anglais tant, pour prendre un autre exemple lié à Manson, sa version de Sweet Dreams donne un sérieux coup de vieux au tube de Eurythmics). Tainted Love est à la base connu comme un morceau de Soft Cell datant de 1982, soit, pour l’anecdote, un tube contemporain des plus belles années de Duran Duran. Ce que l’on sait moins, c’est que cette version chantée par Marc Almond n’est pas l’originale, le morceau ayant été en fait créé au milieu des années 60 par Gloria Jones (une chanteuse qui intègrera plus tard, en tant que choriste et clavier le groupe glam T-Rex).
Comble du maniérisme, c’est donc ici une reprise - qui plus est d’un morceau maintes fois revisité - qui illustre un film se présentant lui-même, dans sa dimension réflexive et ironique, comme une sorte de Scream du teenage movie. Si Manson transforme le morceau de Soft Cell en le gonflant d’atours électrisants, le clip lui-même (ici) se présente comme une variation parodique autour du long métrage de Joel Gallen. Ainsi la vidéo de Tainted Love va-t-elle prendre un malin plaisir à parasiter le décorum de l’ensemble des films d’ados américains par l’incursion de Manson et de sbires peu vêtues dans une fête nocturne dispendieuse, de celles que l’on retrouve dans les fleurons du genre tel Les lois de l’attraction de Roger Avary. Si la reprise permet à l’artiste de modifier un morceau, de se l’approprier, le clip de Philip Atwell (qui a réalisé presque tous ceux d’Eminem) fait un peu la même chose en livrant une version trash et non censurée d’un teenage movie déjà peu respectueux des canons du genre.
Le chanteur gothique y sabote, en même temps que Not Another Teen Movie, la fête organisée par les adolescents dudit long métrage en s’y incrustant accompagné de bombasses gothiques avec qui il va se livrer à des ébats décadents matinés de SM (dans une piscine, dans une chambre drapée de rose, etc.). Signifiant clairement le rapprochement avec le cinéma, le clip est d’ailleurs doté d’un court générique le titrant non pas Tainted Love, comme la logique l’eût voulu, mais "Not Another Teenage Party" !
Il ne s’agit plus dès lors d’utiliser les images du long métrage et de les monter avec celles du groupe - ce qui était le cas de A View to a Kill - mais carrément d’inviter les acteurs du film à (re)jouer (leurs rôles) dans le clip. C’est la différence notable avec la vidéo de Duran Duran. Celle-ci ne pouvait se payer le luxe d’une vraie participation de Roger Moore et recourait aux illusions du montage pour faire croire que Bond participait à l’aventure du groupe anglais. Au contraire, si l’on retrouve les protagonistes de Not Another Teen Movie dans la vidéo de Tainted Love, le réalisateur ne cède à aucun moment à la facilité d’utiliser des plans du long métrage qui l’inspire. On songe plutôt ici au phénomène des "cross-over", lorsque les univers de deux séries télévisées différentes communiquent et qu’un personnage extérieur se retrouve invité dans une série qui n’est pas la sienne. Dans cette logique, on peut dire que les personnages principaux de Not Another Teen Movie se retrouvent rétrogradés rôles secondaires dans un film dont le héros est bel et bien devenu Marylin Manson.
Du cinéma au clip, de la salle à l’écran du téléviseur, la rock star semble, avec ce dernier exemple, avoir pris le pouvoir. Pourtant, Arena, le film des Duran Duran réalisé par Russell Mulcahy, n’eut pas de suite... Y aura-t-il un avenir cinématographique pour Marylin Manson ? Pour Philip Atwell ? Et, surtout, à quand le prochain long métrage de Joel Gallen ?
(texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma)
Le flirt du clip avec le long métrage s’exprime, on le sait, de bien des manières. A côté des clips se rêvant en film de cinéma, des chanteurs convoquant des cinéastes chevronnés (John Landis ou Martin Scorsese pour Michael Jackson), de ceux se payant une star pour une apparition de luxe (Weapon of Choice de Spike Jonze avec Christopher Walken), il est un genre bien particulier qui regroupe les vidéos de morceaux utilisés pour la bande originale d’un long métrage.
Ici, pas de faux-semblants, le clip ne se contente plus de faire de l’œil au cinéma puisqu’il se met directement au service de celui-ci. On pourrait d’ailleurs dire de ces clips qu’ils s’apparentent souvent à de longues bande-annonces de quatre minutes destinées non plus aux salles mais aux chaînes de télévision. Tributaires d’un lourd cahier des charges, ils se contentent généralement d’alterner des extraits du film en question avec des plans de coupe du chanteur ou du groupe que l’on s’efforcera de placer - c’est la moindre des choses - dans un décor évoquant un tant soit peu le long métrage (souvenons-nous, par exemple, des riches heures du Top 50 et du clip de l’éphémère groupe Berlin pour Top Gun). Dans ce cas, plus que jamais, la nature promotionnelle de la bande s’impose puisqu’il s’agit de vendre à travers la diffusion d’icelle deux produits : plus seulement un "single", mais aussi un long métrage.
Un tel frottement entre la chanson et le cinéma peut aussi - même si cela est plus rare - donner lieu à des clips assez réjouissants, où le réalisateur réussit à s’affranchir de la commande pour parasiter les images issues du long. Celui de Michel Gondry pour Light and Day de The Polyphonic Spree en fournit un bel exemple. Encore que, le passage de Eternal Sunshine of the Spotless Mind au clip de The Polyphonic Spree étant pris en charge par un même réalisateur, le dérapage demeure, ici, très contrôlé... Les premières secondes, durant l’intro du morceau, ne consistent d’abord qu’en un remontage de plans-clés du film. En soi, ce n’est pas très intéressant. Tout change, pourtant, quand commence soudain la partie chantée : alors que l’on s’apprêtait à zapper, c’est une autre bouche - celle du chanteur justement - qui se greffe, par le truchement des trucages, sur le visage de Jim Carrey. Cette bouche grossièrement incrustée sur des gros plans de l’acteur (puis sur les visages d’autres protagonistes et même sur des éléments du décor soudain anthropomorphisés) rappelle le "chewing gum chantant" filmé par Roman Coppola pour Playgound Love, le morceau que Air composa pour Virgin Suicides, le film de sa sœur Sofia. Dans ces deux cas assez remarquables, alors que les images du long se succèdent de manière classique, un élément étranger (une bouche appartenant à un autre, un chewing gum posé au bord d’une assiette) prend en charge l’énonciation des paroles de la chanson. Si la vidéo se met très clairement au service du long métrage, ces clips, en choisissant un moyen détourné pour évoquer les chanteurs (le pluriel étant particulièrement important pour la formation chorale qu’est The Polyphonic Spree), finissent par nous rappeller que, B.O. ou pas, il s’agit avant tout de musique, de groupes et de chansons.
Dans deux autres clips nous intéressant ce mois-ci, nous allons voir comment le parasitage du cinéma par le clip peut aussi venir de corps étrangers - ceux d’un groupe "néoromantique" des années 80 ou celui d’un chanteur gothique contemporain - s’invitant dans les images d’un film préexistant...
A View to a Kill de Duran Duran fut composé pour le James Bond intitulé en France Dangereusement vôtre. La série des Bond a ceci de particulier que, en plus des musiques orchestrales composées par John Barry, on y fait appel, pour chaque épisode, à un nouvel artiste interprétant la chanson-titre, celle-là même qui accompagne le générique dont la charte graphique - inoubliable - fut imaginée pour l’éternité par Maurice Binder. Même si l’on sollicite à chaque fois un interprète différent, ces chansons sont, d’un film à l’autre, presque toujours composées avec l’ex-mari de Jane Birkin, garant du style musical ayant en partie forgé le mythe "bondien" (même s’il existe quelques exceptions comme Live and Let Die écrite par Paul McCartney). Oeuvres de commande, ces morceaux, suivant systématiquement la longue séquence de pré-générique qui lance chaque épisode, portent toujours le même titre que le long métrage, ce qui trahit le peu de liberté dont bénéficient les artistes et l’obligation qui leur est faite de rentrer dans la ligne mélodique d’une longue série de chansons dont certaines sont devenues des classiques. Dans cette charte musicale rigoureuse, les cuivres tonitruants et les inclinaisons "soul" seront recommandés, tandis que les guitares électriques et les velléités rock seront considérées avec plus de méfiance. Alternent alors, d’un film à l’autre, le pire (Goldeneye par Tina Turner, Tomorrow Never Dies par Sheryl Crow) et le meilleur (Goldfinger ou Diamonds are Forever par Shirley Bassey). Mais, finalement, que retient-on des pires James Bond sinon leur chanson-titre ?
A View to a Kill est contemporain de l’essor du vidéo-clip. Logique alors que, dans un souci de modernité, les producteurs de la série inspirée par le héros de Ian Fleming aient fait appel à un groupe phare de la pop du début des années 80. Quand est mis en chantier Dangereusement vôtre, Duran Duran est au faîte de sa gloire, propulsé sur les cîmes du succès grâce à de jolies coiffures ( !) se combinant à un soin tout particulier accordé à l’image. Les clips de Duran Duran - à commencer par l’extraordinaire Wild Boys - firent les beaux jours de MTV et permirent une fructueuse collaboration entre le groupe et le réalisateur australien Russell Mulcahy, celui-là même qui allait faire croire aux ados d’alors (via deux films aujourd’hui fort datés : Razorback et Highlander) que le cinéma allait radicalement se transformer au contact du vidéo-clip. On sait qu’il n’en fut rien et que la carrière de Mulcahy, de Ricochet en Résurrection, ne fut ensuite qu’un bien triste naufrage.
Le clip accompagnant la chanson A View to a Kill, tourné par Kevin Godley et Lol Creme, bien après les dernières prises de vues de Dangereusement vôtre, ne déroge pas à la règle numéro un des clips liés à une bande originale en intégrant le groupe dans l’environnement du quatorzième James Bond. Ici, c’est notre bonne vieille Tour Eiffel, siège de la scène d’action la plus mémorable du film, qui accueille le groupe. Les cinq membres de Duran Duran y jouent - plus ou moins bien - les rôles d’espions aux troubles desseins. L’un se trouve dans un camion, sorte d’antre "mabusienne" d’où il commande les événements et les actions de ses comparses. John Taylor, le bassiste à gueule d’ange, rôde, peu gracieux et mal à l’aise, au premier étage. Nick Rhodes, lui, a troqué son clavier contre un appareil-photo et, dans un improbable pastiche du David Hemmings de Blow Up, fait mine de photographier une jeune modèle prenant la pose sur les escaliers métalliques. Quant au leader du groupe, Simon Le Bon, coiffé d’un béret militaire ridicule et casque sur les oreilles, il surveille les alentours avec entre les mains un walkman qui s’avérera être une télécommande servant à déclencher différentes explosions. S’intercalent, entre ces apparitions pleines d’humour, des plans prélevés au vrai Dangereusement vôtre, où Roger Moore poursuit Grace Jones dans les escaliers du monument parisien. Par le jeu du montage, les deux registres fictionnels interfèrent, un coup de feu de Bond claquant juste à côté d’un Simon Le Bon qui, dans le clip, commande lui-même les explosions d’un film dans lequel il ne figure pourtant pas. Bond, omniprésent d’habitude, n’est plus qu’un figurant. Le rôle principal glisse, en toute logique, sur les épaules de Simon Le Bon qui ira même, dans la toute dernière séquence, quand la musique s’estompe, jusqu’à piquer la réplique la plus célébre de l’agent-secret britannique ("My name is Bond... James Bond"), la transformant sans vergogne en un malicieux : "My name is Le Bon... Simon Le Bon".
Le groupe n’est plus dans son rôle habituel. Nous ne sommes plus face à des musiciens, mais face à des espions, qu’on se le dise ! De manière significative, dialogues et "sound design" (explosions, coups de feu, etc.) recouvrent souvent la musique. A l’inverse du clip de The Reflex, il ne s’agit plus du tout, pour les réalisateurs, de mettre en valeur les compétences des musiciens via la captation d’une performance. Au contraire, le clip-même redouble le statut de bande-son intrinsèquement lié à la chanson A View to a Kill. Quitte à être les "produits dérivés" d’un énième Bond, les cinq musiciens s’arrogent ici un pouvoir qu’ils ne devraient pas avoir en parasitant en toute impunité Dangereusement vôtre. La contamination de l’univers "bondien" par les espions venus de la new wave est telle, d’ailleurs, que même la pochette du 45 tours détourne l’iconographie de la série pour transformer le fameux logo de "007" avec les initiales du groupe formant un "DD7" de circonstance.
Dans les dernières secondes du clip, pourtant, le seul et unique James Bond Theme de Monty Norman se fraye un chemin dans les arrangements synthétiques très années 80 : il se retrouve superposé à la chanson de Duran Duran par le truchement d’un personnage d’accordéoniste aveugle adossé à un pillier de la Tour Eiffel. Les quelques notes qu’il joue sur son clavier agissent un peu comme un sample inattendu de la vraie bande "originale" permettant de réaffirmer où l’on se trouve et qui mène la barque. Ironiquement, c’est dès que retentissent ces quatre notes que l’on sait les espions de pacotille condamnés. Le clip peut alors s’achever sur l’explosion de la Tour Eiffel et, surtout, sur l’accidentelle autodestruction des imposteurs.
A bien y réfléchir, cette rencontre entre 007 et Duran Duran paraît logique dans ce qu’elle traduit des logiques commerciales présidant aux destinées de la série et à l’élaboration d’un tel groupe. Ancêtres des "boys band", les minets de Duran Duran - ceux-là même qui, quelques années plus tôt, chantaient les Girls on Film - se devaient de rencontrer ce tombeur de Bond. Groupe à formule pour film à formule : au formatage musical auquel sacrifie le groupe répondent des trames narratives et des figures répétées d’un film à l’autre selon un schéma immuable. On notera aussi que le goût du groupe pour l’univers des sérials n’était pas nouveau puisqu’il s’était baptisé ainsi d’après le nom d’un personnage de Barbarella, le film de Roger Vadim. En engageant Duran Duran, les producteurs de Bond draguaient un public de teenagers qu’un Roger Moore fatigué ne pouvait plus guère exciter. Au final, c’était une bonne opération pour les deux camps : rajeunissement pour la franchise (qui intégrait aussi Christopher Walken, icône de la modernité hollywoodienne, à son casting) et confrontation valorisante, pour le groupe, à un monument de la culture pop britannique.
Changement d’ambiance, d’époque, mais même problématique avec un morceau de Marylin Manson enregistré pour la bande originale de Not Another Teen Movie (bêtement titré Sex Academy en France...). Ici, il ne s’agit pas, comme pour A View to a Kill, d’une chanson spécialement composée pour un long métrage, mais d’une reprise, ce qui a son importance. En effet, Marylin Manson, qui n’en est pas à un paradoxe près, est tellement passé maître dans la réinvention de morceaux connus que certaines de ces reprises sont plus attendues à ses concerts que ses propres compositions (il n’est pas hasardeux que l’on parle de "covers" en anglais tant, pour prendre un autre exemple lié à Manson, sa version de Sweet Dreams donne un sérieux coup de vieux au tube de Eurythmics). Tainted Love est à la base connu comme un morceau de Soft Cell datant de 1982, soit, pour l’anecdote, un tube contemporain des plus belles années de Duran Duran. Ce que l’on sait moins, c’est que cette version chantée par Marc Almond n’est pas l’originale, le morceau ayant été en fait créé au milieu des années 60 par Gloria Jones (une chanteuse qui intègrera plus tard, en tant que choriste et clavier le groupe glam T-Rex).
Comble du maniérisme, c’est donc ici une reprise - qui plus est d’un morceau maintes fois revisité - qui illustre un film se présentant lui-même, dans sa dimension réflexive et ironique, comme une sorte de Scream du teenage movie. Si Manson transforme le morceau de Soft Cell en le gonflant d’atours électrisants, le clip lui-même (ici) se présente comme une variation parodique autour du long métrage de Joel Gallen. Ainsi la vidéo de Tainted Love va-t-elle prendre un malin plaisir à parasiter le décorum de l’ensemble des films d’ados américains par l’incursion de Manson et de sbires peu vêtues dans une fête nocturne dispendieuse, de celles que l’on retrouve dans les fleurons du genre tel Les lois de l’attraction de Roger Avary. Si la reprise permet à l’artiste de modifier un morceau, de se l’approprier, le clip de Philip Atwell (qui a réalisé presque tous ceux d’Eminem) fait un peu la même chose en livrant une version trash et non censurée d’un teenage movie déjà peu respectueux des canons du genre.
Le chanteur gothique y sabote, en même temps que Not Another Teen Movie, la fête organisée par les adolescents dudit long métrage en s’y incrustant accompagné de bombasses gothiques avec qui il va se livrer à des ébats décadents matinés de SM (dans une piscine, dans une chambre drapée de rose, etc.). Signifiant clairement le rapprochement avec le cinéma, le clip est d’ailleurs doté d’un court générique le titrant non pas Tainted Love, comme la logique l’eût voulu, mais "Not Another Teenage Party" !
Il ne s’agit plus dès lors d’utiliser les images du long métrage et de les monter avec celles du groupe - ce qui était le cas de A View to a Kill - mais carrément d’inviter les acteurs du film à (re)jouer (leurs rôles) dans le clip. C’est la différence notable avec la vidéo de Duran Duran. Celle-ci ne pouvait se payer le luxe d’une vraie participation de Roger Moore et recourait aux illusions du montage pour faire croire que Bond participait à l’aventure du groupe anglais. Au contraire, si l’on retrouve les protagonistes de Not Another Teen Movie dans la vidéo de Tainted Love, le réalisateur ne cède à aucun moment à la facilité d’utiliser des plans du long métrage qui l’inspire. On songe plutôt ici au phénomène des "cross-over", lorsque les univers de deux séries télévisées différentes communiquent et qu’un personnage extérieur se retrouve invité dans une série qui n’est pas la sienne. Dans cette logique, on peut dire que les personnages principaux de Not Another Teen Movie se retrouvent rétrogradés rôles secondaires dans un film dont le héros est bel et bien devenu Marylin Manson.
Du cinéma au clip, de la salle à l’écran du téléviseur, la rock star semble, avec ce dernier exemple, avoir pris le pouvoir. Pourtant, Arena, le film des Duran Duran réalisé par Russell Mulcahy, n’eut pas de suite... Y aura-t-il un avenir cinématographique pour Marylin Manson ? Pour Philip Atwell ? Et, surtout, à quand le prochain long métrage de Joel Gallen ?
Les Bandes du sous-sol :
http://www.objectif-cinema.com/article.php3?id_article=3786