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24 août 2006 4 24 /08 /août /2006 19:57



VIREE NOCTURNE AVEC L’HOMME A LA TETE DE CHIEN
(texte initialement publié sur le site Objectif Cinéma)

Si un clip sert objectivement à vendre une musique, la question se pose toujours, pour le réalisateur, de savoir ce qu’il va faire de l’interprète de la chanson. Le filmera-t-il dans ses œuvres, guitare ou micro à la main ? Tentera-t-il de lui faire jouer la comédie ? Le montrera-t-il en train de chanter, de danser ? Regardera-t-il la caméra ou fera-t-il comme si elle n’était pas là ? Bref, comment se situer, en tant que réalisateur, par rapport à la performance de l’artiste ? Ces questions, la musique électronique a donné l’occasion de s’en affranchir en partie en permettant aux réalisateurs de se concentrer sur la musique, de ne plus forcément avoir à s’occuper de l’ego des artistes, de leur meilleur profil ou de leur garde-robe. Terminé dès lors le règne des clips alternant mécaniquement semblant de fiction et scène de live, ces clips où le groupe s’employait à délivrer en playback une prestation faisant illusion tandis que le chanteur tentait de jouer - plus ou moins bien - la comédie. Bienvenues, au contraire, aux expériences les plus expérimentales, les plus abstraites, de celles cherchant à trouver un équivalent visuel aux boucles de la musique (voir, par exemple, le chorégraphique Around the World de Michel Gondry pour Daft Punk, ou encore son hypnotique Star Guitar pour les Chemical Brothers). Car c’est bien avec la musique électronique, qui lui permit de s’affranchir un temps des exigences du star-system, que le clip s’est rapproché d’un cran de son grand frère, le cinéma expérimental. Pourtant, dès 1996, Da Funk, s’il confirmait d’un côté la disparition de l’artiste à l’image, ravivait d’autre part la prééminence de la fiction.

Nous parlions le mois dernier du transistor dont s’échappait la chanson Thursday’s Child de David Bowie dans le beau clip de Walter Stern (ici). On retrouve un procédé assez proche dans Da Funk. Ici, la musique que l’on vend - le single Da Funk - sort du radio-cassette dont ne se sépare jamais le personnage principal, cet attachant homme à tête de chien errant dans une nuit new-yorkaise fiévreuse et bruyante. Dans Da Funk, la source de la musique est là encore explicitement désignée. Dans une volonté de cohérence inversant l’option traditionnelle des « clips à fiction », où les images servent d’illustration à une musique extra-diégétique, l’origine du morceau se veut ici logique et localisée. Signe des temps, ce n’est plus la prestation live de l’artiste que l’on filme mais tout simplement le médium véhiculant la musique. On pourrait y voir les prémisses d’une sorte d’âge maniériste du clip, le symbole d’une perte d’innocence, mais filmer l’outil diffusant Da Funk c’est plus simplement se raccorder à la logique même de la musique électronique (basée sur le travail en studio plutôt que sur les sonorités produites en live), qui fait passer au premier plan - ici sous la forme d’une cassette - le produit « enregistré ». Sans musiciens, sans prestations de rockstars à filmer, le clip passait donc, au milieu des années 90, dans une nouvelle ère, les réalisateurs comme Spike Jonze, pouvant dès lors se permettre de déployer des fictions plus amples (le mélodramatique Elektrobank des Chemical Brothers) ou de carrément faire intervenir des stars hollywoodiennes (Christopher Walken dans Weapon of Choice de Fatboy Slim), tandis que d’autres, comme Michel Gondry, choisiraient, nous le disions plus haut, d’aller plutôt vers l’abstraction.

Avec la musique électronique, on a bien assisté à une dilution des artistes dans l’image, dans la marque et dans le logo. Et le groupe Daft Punk, n’apparaissant jamais en public, ne se produisant jamais en concert, toujours déguisé (en robots) pour les séances photos, serait bien sûr l’archétype de cette tendance (voir les pochettes des trois albums du duo, déclinant chaque fois le même visuel). Dans cette même logique, il n’est pas non plus anodin que Charles, l’homme à la tête de chien, soit présenté, son radio-cassette à la main, tel un consommateur de musique comme nous autres. Basée en partie sur des « samples », des emprunts, la musique des Daft Punk est justement celle de deux garçons qui ont écouté beaucoup de disques. Le dernier plan de leur beau long métrage, Interstella 5555, n’était-il pas d’ailleurs celui d’un tourne-disque finissant de lire Discovery, second album du duo dont chaque titre constituait la bande-son du rêve animé mis en images par Leiji Matsumoto ?

Ce qui est encore plus frappant dans Da Funk, c’est à quel point la musique s’y trouve désacralisée, recouverte par les dialogues et par les sons urbains. La discrète désynchronisation évoquée à propos de Thursday’s Child de Bowie le mois dernier n’est rien à côté de cette dimension sonore parasite gagnant Da Funk et tirant explicitement ce clip vers le cinéma. Ces bruits de la ville, qui recouvrent le morceau tout au long du clip, on les entendait déjà à son entame, piste 4, sur le disque Homework. Mais ici, c’est comme si la table de mixage était restée bloquée au plus fort de la seule piste « bruitages », laissant involontairement au second plan la musique des Daft Punk. Les sons urbains, l’ambiance et, surtout, les dialogues recouvrent la mélodie, comme si on ne devait plus parler de musique mais plutôt de cinéma. Par cette bande son atypique, c’est bien le septième art, l’imaginaire géographique et sonore lié à la grande métropole américaine en lieu de cinéma fantasmé qui se fraie un chemin dans la mémoire du téléspectateur. D’ailleurs, ce film, est-ce un clip ou un court métrage ? Tourné en Super 16mm, dans une ambiance évoquant clairement le cinéma américain indépendant des années 70, le clip, clairement, vise ici le cinéma, se munissant d’un court générique et d’un titre - Big City Nights - qui, étrangement, n’est absolument pas celui du morceau pour lequel il a été conçu.

Si certains, hautains, parlent de la musique des Daft Punk comme d’une « musique de supermarché », ce clip ne leur donnera pas entièrement tort puisque Spike Jonze semble y envisager la musique qu’il doit vendre comme l’un des multiples bruits qui nous entourent. Dans le clip Da Funk, on ne s’arrête pas pour écouter la musique, tout simplement parce que la musique est partout : dans le supermarché, dans la rue, passant à travers les vitres de voitures. Le monde musical des Daft Punk n’est plus le monde de l’artiste, de la scène et du récital, c’est un monde globalisé où la musique, omniprésente, n’est qu’une source sonore parmi d’autres. On peut choisir de l’écouter, mais aussi la subir (le radio-cassette de Charles ne peut être arrêté : ses boutons sont cassés). Appréhendé ainsi, le morceau se retrouve parfois inaudible, couvert par les dialogues abondants, par les bruits de la circulation, par des sirènes, voire par une autre musique (celle que l’on diffuse dans un magasin dont Charles regarde la vitrine). À bien des égards contre-productif, ce clip ne remplit a priori pas sa mission initiale de mise en valeur d’un single. Plutôt que de servir la soupe à la mélodie, Jonze se met plutôt au service d’un label, d’un look et d’une attitude où la musique n’est plus seule à identifier le groupe. Pourtant, niché dans un écrin cinématographique lui rendant plus que jamais justice, le morceau est bien là. Et il est fort probable que sans ses échos nerveux et sans ses embardées rythmiques la virée nocturne de Charles n’aurait pas eu exactement la même intensité. En fait, les boucles entêtantes de Da Funk produisent une tension qui se met au diapason de la fièvre citadine dont ce clip se fait l’écho. À tel point que, confronté à ces sonorités urbaines, le titre, tel une idéale musique de film, s’en trouve renforcé, stimulé, plus efficace encore que sur l’album Homework.

Étrange basculement poussant la musique dans ses retranchements et rappelant à quel point les compositions parfois fades et infantiles des Daft Punk gagnent à se confronter aux images et à des environnements visuels aussi forts que ceux de Spike Jonze, de Michel Gondry ou de Leiji Matsumoto. Ici, ce n’est plus le clip qui se met au service de la musique, mais bien plutôt la musique qui se place au service du cinéma. Comme si, déjà, ce clip annonçait le rêve de celluloïd que Thomas Bangalter et Guy Manuel de Homem-Christo concrétiseront en 2003 avec Interstella 5555. Comme si, déjà, Spike Jonze y voyait le moyen de faire savoir qu’il ne passerait pas sa vie à réaliser des clips (une décision que l’on est en droit de regretter quand on compare Dans la peau de John Malkovich ou Adaptation à ce Da Funk historique...).

Ce clip a presque dix ans. En 2005, avec Robot Rock, premier single extrait du nouvel album des Daft Punk (Human After All), la régression visuelle est patente puisque, prolongeant le fantasme du groupe de rock traditionnel qui germait dans Interstella 5555, le duo apparaît pour la première fois dans une prestation live, jouant l’un de la batterie, l’autre de la guitare, pour les besoins d’un clip pyrotechnique renvoyant aux pires clichés de l’imagerie heavy metal des années 80. Toujours masqués, certes, mais prétendant désormais à l’incarnation - même factice - d’une musique qui, on le sait bien, ne peut être produite tel quel par les deux instruments utilisés à l’écran. D’ailleurs, puisque tout est faux, rien ne prouve, sous les désormais traditionnels casques de robots, que ce soit bien Thomas Bangalter et Guy Manuel de Homem-Christo qui se livrent à cette pantomime de concert filmé... Simulacre ultime d’un groupe purement virtuel ? Éloge du play-back et du concours de « air guitar » ? Ou, plus simplement, pied de nez ironique des rares survivants de la house music au fameux (fumeux) « retour du rock » ? L’avenir le dira peut-être...


Les bandes du sous-sol :
http://www.objectif-cinema.com/article.php3?id_article=3470


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